Il y a deux cents manières d’épingler sur le vif l’arbitraire de la loi. On peut lire Le Procès de Franz Kafka. On peut aussi se caler sur le visage de son personnage étourdi, réduit à une seule syllabe. Mais on peut surtout s’en emparer, en faisant parler si nécessaire les coïncidences. L’un des nôtres l’a fait en plan serré. Ce film de Halim Jerbi et Youssef Behi fait cavalier seul dans la flopée des courts-métrages tunisiens produits ces dernières années. Il s’impose sans autre appui que le vent décoiffant de la fiction. C’est un libre geste en noir et blanc, très cadré. S’il n’est pas une adaptation du Procès de Kafka, L’un des nôtres en prend intelligemment prétexte. Stimulant malgré la modestie des moyens engagés, il est moins un court métrage qu’un vrai film court. La liberté prise par rapport au récit de l’écrivain tchèque incarne en demi-teinte une haute idée de ce que pourrait être un geste de cinéma récalcitrant : à la fois chair et idée, très dépouillé et très concret comme le jade.
Le film, et c’est peut-être là que réside tout son charme, semble se jouer d’une seule note. Histoire simple mais invraisemblable, comme pourrait l’être une marche tout à coup déviée de sa route, L’un des nôtres embarque son spectateur dans un suspense qui ne dit pas par quels tours du hasard un jeune anonyme, à l’image de Joseph K. du Procès, est interpelé un matin pour se présenter devant la justice. Incarné par Youssef Behi dont les traits vont comme un gant à son personnage, l’anonyme kafkaïen ne sait pas de quel crime on l’accuse, avant de se rendre compte qu’il est victime de pouvoirs inconnus. Et qu’il est, de ce fait, condamné sans avoir rien fait de mal.
Ce rapport à la loi est le sujet en trompe l’œil du roman. Et toute la subtilité de L’un des nôtres consiste à mettre en équation les deux matrices du récit kafkaïen : la topologie de la machine judiciaire, et l’effet de culpabilisation que la loi exerce sur l’accusé. Si les plans d’intérieurs calfeutrés relèvent de l’architecture du Procès, c’est moins dans ses longs couloirs que dans les quelques mètres carrés de la salle d’audience. Campée dans une pièce basse de plafond, où des archives entassées et des casiers jamais ouverts occupent une grande place, l’audience est avare en paroles, mais non point en regards. Enfermant le personnage dans sa solitude, c’est tout un jeu de regards qui rend déjà l’accusé un coupable condamné par avance.
Pas plus que Le Procès, le film n’explicite les chefs d’accusations adressés au coupable. Là où la sourde oreille du juge donne voix à l’arbitraire avec une application feutrée, ce sont les piqûres en gros plans et en plans rapprochés qui donnent visage à la culpabilité. Immobile dans la confusion, l’accusé est impuissant. Soigneusement économe, la caméra de L’un des nôtres cadre son procès en plans serrés. Entre les contre-plongées et les plongées écrasantes, les prises de vue frappent l’accusé au fer rouge et lui refusent toute possibilité de justification et de défense. Sans le noir et blanc bien adapté aux rouages de la machine judiciaire, le film n’aurait peut-être pas ce coloris mental.
Il est sans doute possible de parler de la vitesse de L’un des nôtres que le format court comprime dans l’émotion. On pourrait également le voir en pensant, toute proportion gardée, à The Trial (1963), l’adaptation par Orson Wells du roman de Kafka. En tout cas, en s’interrogeant sur la logique d’une loi d’autant plus absurde qu’on la devine arbitraire à l’intérieur même de ses rouages, on n’aurait peut-être pas tort de revenir sur les lieux de la fiction. Car du film de Halim Jerbi et Youssef Behi, il reste encore un goût de la ville côtière où il fut projeté pour la première fois, en août dernier. Que serait devenu Joseph K., s’il avait survécu un siècle au Procès de Kafka ? L’accusé de L’un des nôtres, qui se serait peut-être trouvé avec une dizaine de jeunes manifestants kélibiens, tous condamnés par contumace à quatorze ans de prison ferme.
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