Dans ce petit immeuble de la Fayette, cinq familles se côtoient depuis de nombreuses années. Le père de Nadia, la cinquantaine, y a grandi. Aujourd’hui, elle vit seule dans cet appartement familial. Enfin, pas si seule. Les va-et-vient des voisines permettent de rompre avec la solitude. « Je vais souvent chez les voisins du dessus, à qui je donnes un coup de main quand ils en ont besoin », raconte Nadia. « Mais je n’ai plus trop de relations avec ceux d’en face, leur fils est bizarre, j’ai pris mes distances ». S’ensuit alors une série de plaintes plutôt classiques entres voisins : un tel qui ne ferme pas la porte de l’immeuble, les enfants du dessus qui sautent à pas d’heure, les sacs poubelles mal fermés qui envahissent le trottoir, etc. Malgré cela, de véritables liens sont nés dans cet immeuble des années 30.

Crédit photo : Karim Abid

Impératif de solidarité

La famille Satouri en sait quelque chose : « Il y a des petits différents, mais on peut compter les uns sur les autres. Par exemple, lorsque quelqu’un est malade, il y a toujours un des voisins pour rester à ses côtés ; si l’un d’entes-nous n’a pas assez pour payer les frais liés à l’entretien de l’immeuble, il y aura toujours une personne pour le dépanner  », assure Néjia, en poursuivant : « je dis tout le temps : jarrek el qrib, khir men khouk el b3id » [un voisin proche vaut mieux qu’un frère lointain]. Les expressions tunisiennes sont d’ailleurs nombreuses pour qualifier les relations de voisinages : el jar aqbel eddar [pense au voisins avant de penser à l’achat d’une propriété] ou encore, jarrek lemchoum, tsibou youm [un jour tu auras besoin de ton mauvais voisin].

Pour le sociologue Ridha Ben Amor, auteur d’un livre sur le lien social en Tunisie1, les relations de voisinages varient selon les catégories sociales, mais aussi selon le type d’habitat (maison ou immeuble), l’ancienneté, ou encore la mobilité. Il observe, dans les quartiers populaires un « élargissement de l’éventail des services échangés avec les voisins, pouvant englober toutes les catégories de l’échange. En effet, l’on peut aussi bien faire le ménage de la voisine alitée, lui demander des conseils, se faire des vêtements par une voisine qui a une machine à coudre, recourir aux voisins pour un prêt d’argent, s’offrir des denrées alimentaires, des ustensiles… de ce fait, on se fréquente et on s’entraide souvent, car le voisinage est en quelque sorte perçu comme un réseau naturel vers lequel on se tourne spontanément ». Le voisinage ne vient-il pas remplacer les liens familiaux ? Ainsi, en recréant dans un milieu urbain, des liens fraternels, ne cherche-t-on pas à maîtriser son environnement dans un impératif de sécurité, de mutualisation et d’entraide ?

Crédit photo : Karim Abid

Pour la famille Merchaoui, installée dans un quartier populaire de Monastir, la rue est une extension de la maison tant les liens avec le voisinage est fort. Leurs trois filles, nées dans cette maison, ont un attachement très profond à ce lieu qui a contribué à développer chez elles, le sens de la communauté et de la solidarité. « Les enfants qui sont dans la même classe révisent ensemble, les adultes font attention aux plus jeunes comme s’il s’agissait de leurs propres enfants, lorsqu’il y a des conflits au sein des familles on n’hésite pas à intervenir… sans les voisins je ne sais pas comment peut fonctionner un quartier », note Samir, le père de famille. Sihem, son épouse, tempère : « ça ne veut pas dire qu’on est tout le temps ensemble. Surtout l’hiver, on ne se voit pas tant que ça. Mais c’est tout de même réconfortant de savoir que nous sommes entourés de personnes sur qui nous pouvons compter ».

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Stratégie d’évitement

Changement de décors. A la Marsa, non loin du centre-ville, dans un petit immeuble de deux étages. Selma et Ahmed y sont installés depuis un an et demi, mais affirment ne pas avoir de liens avec leurs voisins. « Ce sont des relations cordiales, sans plus », reconnait Ahmed qui explique cette situation par son rythme de vie très intense. « Je rentre relativement tard en semaine, et les week-ends nous sommes souvent chez la famille à Nabeul. Il m’arrive de croiser ma voisine de pallier, mais je ne vois quasiment jamais les autres, je ne les connais même pas ». Des regrets ? Pour Selma, qui a grandi dans une petite ville où tout le monde se connaît, la situation actuelle l’arrange. « Je ne fais pas beaucoup d’effort pour créer des liens avec mes voisins parce que j’ai envie d’être tranquille quand je rentre chez moi, or j’ai souvent remarqué que les voisins peuvent devenir très vite encombrants », admet-elle.

Crédit photo : Karim Abid

On observe en effet, dans les nouveaux quartiers huppés de la capitale, une réticence à des échanges qui dépassent le lien protocolaire. La relation avec le voisin se limite souvent à un « bonjour », « comment vont les enfants ? », « quelle chaleur aujourd’hui ! », et puis c’est tout. Pas de relations engageantes, donc. Pour Ridha Ben Amor, les milieux aisés ont une « attitude de réserve et d’évitement qui réduit généralement l’échange au minimum et ne cherche pas à le développer ». Le voisinage est perçu comme une violation de son intimité puisque de toute façon cette catégorie sociale considère ne pas avoir besoin de son voisin. « Ils sont véhiculés et ne sont donc pas obligés de limiter leurs relations sociales à leur quartier, et par ailleurs, il n’y a pas d’impératif de solidarité puisqu’ils ont les moyens financiers de faire appel à un tiers », explique Ridha Ben Amor. Là où un habitant d’un milieu populaire ferait appel à une voisine pour garder son enfant le temps d’une course, celui qui est issu de la classe moyenne ou supérieure, fera appel à une baby-sitter. Ainsi, dans les quartiers aisés, « la rue a perdu sa capacité de socialisation », comme en témoigne « l’absence de la notion de ouled houma[enfants du quartier] »2.

Conflits

Crédit photo : Karim Abid

Mais quelque ce soit le milieu, les conflits existent. «  L’accent ainsi mis sur les solidarités de voisinage ne doit pas occulter toute la dimension de tensions, de mésententes et de conflits », précise Ridha Ben Amor. S’il n’existe pas de statistiques sur ce sujet, nous savons qu’ils sont souvent réglés à l’amiable. Ainsi, toujours selon le sociologue, « les relations de voisinage seraient celles qui, plus que les autres, se trouveraient ainsi soumises à la dialectique de la distance et de la proximité, exprimée différemment selon les groupes sociaux, car elles correspondent souvent à un réseau imposé, ce qui implique une négociation permanente et des ajustements constants ».

Sihem, de Monastir, a bien conscience des lignes rouges à ne pas franchir : « je ne me permettrais pas de toquer chez la voisine tard le soir, ou de prendre position lorsqu’il y a un problème ». Et de poursuivre : « une voisine venait quatre ou cinq fois par jour chez nous, lorsque je lui ai fait la remarque, elle s’est vexée, mais au moins elle a compris, il faut savoir être clair ». Il s’agit donc d’éviter des relations de voisinage par trop contraignantes et insoutenables sur le long terme, sans pour autant faire disparaitre les logiques de mutualisation et d’entraides. Pour Ahmed, qui habite La Marsa, il y a un équilibre à trouver entre « le besoin d’intimité », et « la nécessite d’ouverture à l’autre ». Car finalement la question du voisinage, boudée par nos intellectuels – il y a très peu d’écrits sur le sujet –, pose la question de l’altérité et du vivre-ensemble dans un contexte où le repli sur soi semble progresser.

Notes

  1. Ben Amor Ridha, Les formes élémentaires du lien social en Tunisie : de l’entraide à la reconnaissance, Paris, L’Harmattan, 2011.
  2. Smida Nabil, Production de territoire dans les nouveaux quartiers aisés de Tunis : cas d’El Menzah et d’El Manar, Mémoire de DEA en urbanisme, ENAU, 2001.