Rares sont les films qu’on aimerait aimer d’un cœur net. Thala mon amour de Mehdi Hmili est de ces films-là. Seulement voilà : on aimerait apprécier son élan, avec ce que suppose le saut du petit bassin du court au grand large du long-métrage, mais on n’y arrive pas. Ceux qui connaissent sa magnifique Nuit de Badr, et le non moins intimiste Dernier minuit, savent combien le cinéma de Mehdi Hmili n’est jamais aussi troublant que quand il se laisse troubler. Car tout ce qu’il dit et met en scène, il l’a sur le cœur. Nul doute qu’il a mis de cette sincérité-là dans Thala mon amour, mais l’a vite diluée dans la naïveté.
Sous les rutilances de drame, Mehdi Hmili place deux amants aux premières loges de la révolution. Entre Thala et Kasserine, le film entrecroise les parcours de Mohamed, un militant syndical emprisonné joué par Ghanem Zrelli, et Hourya, une jeune ouvrière du textile campée par Najla Ben Abdallah. Il aura fallu les premières émeutes pour que ce rescapé des événements du bassin minier s’évade, se faufilant entre les mailles de la police pour retrouver sa bien aimée.
Ce qui intéresse Mahdi Hmili, ce n’est pas la révolte en tant que telle, mais les élans qu’elle produit ou brise malgré tout. La désillusion de Mohamed le condamnant au désespoir, il veut seulement quitter le pays avec sa dulcinée. En revanche, Houria ne recule devant rien dans sa lutte contre l’oppression. Ce qui se joue là, ce sont deux luttes – celle qui remue les cœurs et celle qui habite les consciences. Il faut donc une divergence des deux points de vue, pour que le film déroule son menu cahier des charges. L’amour, la lâcheté, le choc de deux volontés affrontées : voilà ce qui compte. C’est de cette étoffe-là que Thala mon amour veut que notre sympathie soit faite.
Sauf que ce qui est supposé être ficelle scénaristique de haute tension, fonctionne ici comme câble de moyenne couture. Mehdi Hmili ne donne en réalité que peu de choses en échange de cette inquiétude. C’est comme si, chaussant des semelles de plomb, il se contentait de passer les remous de l’amour à la moulinette rouillée des illusions perdues. Le récit aurait pu décoller si le réalisateur s’était donné les moyens d’y croire. On croit voir s’amorcer la tension d’un anti-héros dont les idéaux semblent loin derrière lui ; mais voilà qu’il laisse la naïveté reprendre ses droits en pleine convergence des luttes. Entre la petite histoire d’amour et la grande histoire d’une révolte, la faiblesse de Thala mon amour est une faiblesse au carré.
Des ressorts de cette faiblesse, il ne faut pas excepter le défi de mise en scène sur lequel s’est rabattu Mehdi Hmili : filmer en abolissant toute distance. Sans apporter le réconfort de la lumière, drame oblige, il arrive que ce choix formel ne manque pas de tact. Il s’agit moins d’inventer une image que de faire palpiter l’affect. En donnant le tempo, la caméra portée ne laisse guère le loisir de nuancer dans la grisaille. Collée aux corps et aux visages, elle n’est pas là pour décrire. Mais il ne suffit pas de se lancer aux trousses des personnages pour se donner leur point de vue. Mehdi Hmili a beau resserré ses cadrages sur Mohamed et Houria au fur et à mesure que la révolte gronde, il a parfois la main lourde. Laissant se nouer entre les scènes une prévisible vraisemblance plutôt qu’une tension de scénario, le mouvement du film semble déjà couru d’avance.
On a beau n’avoir aucun a priori contre Thala mon amour, l’inconfort persiste avec l’inégale mise en scène. C’est à la fois guindé et mou. Les facilités de scénario n’y contribuent pas peu, d’autant que les défauts de dramaturgie ne sont pas les plus bénins. Oscillant entre lourdeur démonstrative et jeu éteint, la rencontre entre Mohamed et son camarade de lutte, les affrontements avec la police ou les retrouvailles avec Houria, épuisent jusqu’à l’embarras toute la gamme du pathos. Et les acteurs ? À l’exception de Najla ben Abdallah, dont la justesse du jeu a su articuler quelque chose d’efficace, les comédiens sont d’autant plus amidonnés que la faiblesse des dialogues les condamne à servir de passe-plat. C’est sans compter sur la voix ressassant à plat son lamento, qui en rajoute une couche en tartinant la scène finale d’une confiture mélancolique.
Bien qu’aucune conclusion ne nous soit imposée, c’est un manque de relief qui ligote Thala mon amour. Obligeant le spectateur à ramer entre deux luttes larmoyantes, ce film aux paupières lourdes se taille dans le carton-pâte des bons sentiments une ambition dont il ne se donne pas tous les moyens. Et il ne faut pas trop s’en étonner : revenir sur les lieux de la révolte dans les quartiers populaires thalois ne sauve pas ce film d’une naïveté qui touche mais ne convainc guère. À l’image de son protagoniste éreintée, le film tangue sans plus d’amarres sur les territoires de sa fiction. On peut apprécier le geste de recoller l’histoire d’amour au hors-champ des luttes sociales. Mais sur l’écran, cela ne « prend » pas. En attendant, on peut retrouver la grande absente Thala là où elle est : ailleurs.
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