Avec la détérioration des conditions de vie et du climat professionnel, bon nombre de jeunes talents ont quitté la Tunisie. Nous avons tenté de dresser le portrait de quatre d’entre-deux. Copinage, clientélisme, corruption, bureaucratie, etc… Emir, Darine, Noureddine et Hamza ont quitté leur pays pour des raisons différentes, mais ils font tous le même constat : l’égalité des chances, l’accès équitable aux opportunités économiques, et la promotion par le mérite ne sont qu’un mirage en Tunisie. Ils sont issus de backgrounds différents, mais ils ont en commun trois choses : ils ont longtemps résisté aux injustices avant de quitter leur pays, ils sont professionnellement épanouis à l’étranger et ils regardent la Tunisie avec une certaine amertume.

Emir Sfaxi et l’illusion de la méritocratie

Ici aux Etats-Unis, les gens qui réussissent aident les autres, en Tunisie ils les piétinent. Tant que la loi ne sera pas au-dessus de tout le monde, tant que l’ascenseur professionnel obéira à des règles non conventionnelles, les talents continueront à partir à l’étranger.

Emir a fait ses études à l’INSAT de Tunis où il a obtenu un diplôme d’ingénieur en génie logiciel en 2012. Après la révolution, ses intérêts professionnels ont changé, il s’est davantage intéressé à la chose publique : malgré une opportunité de partir à l’étranger pour réaliser son projet de fin d’études (PFE), il a décidé de rester en Tunisie pour s’engager dans la société civile. En parallèle, il a intégré une jeune structure dans les TIC avec laquelle il développé des logiciels.

En 2013, il a intégré le cabinet de Fethi Touzri, alors secrétaire d’État chargé de la jeunesse et des sports, en tant que conseiller sur les politiques publiques de la jeunesse et sur la modernisation de la structure informatique du ministère. Emir n’avait pas réussi à obtenir un budget pour informatiser le ministère. Et après avoir développé un projet de numérisation des auberges de jeunesse, fiancé par l’UNICEF, celui-ci a été bloqué par des complications bureaucratiques.

En 2014, Emir a été recruté par un cabinet de conseil en tant que consultant : « L’ambiance était assez particulière, malgré un taux de croissance important, il y avait un très grand turnover : en 2016, une bonne partie de l’effectif a quitté le cabinet. Il fallait faire ses preuves et parfois subir certaines formes surprenantes de management. Il y avait une grande disparité des salaires, les promotions et les marchés étaient attribués aux plus “fidèles”. Pour les grandes gueules, les perspectives de carrière étaient limités, c’était un peu mon cas. On ne cessait de me dire “ici tu dois rentrer dans moule” ».

C’est suite à ces deux expériences qu’Emir a commencé à songer à quitter son pays : « je n’ai pas voulu partir, mais le pays était en train de fermer ses portes. J’ai intégré le cabinet d’un ministre puis une des meilleures boites de conseil du pays, et ça n’a rien donné. Il n’y a pas de méritocratie : pour réussir dans la fonction publique, il faut être protégé par les syndicats ou bien faire de la lèche à un parti politique et oublier la notion d’éthique. Dans le secteur privé c’est pire. Si tu fais partie d’une famille riche ou connue, tu réussis même si tu es incompétent.Autour de moi beaucoup d’amis avaient quitté le pays. L’idée de poursuivre mes études à l’étranger avait commencé à trotter dans ma tête, alors j’ai envoyé quelques candidatures ».

En mars 2016, Emir a décroché la bourse Fulbright qui lui a permis d’étudier à l’American University de Washington : « malgré le fait que je déteste leur politique étrangère, je suis impressionné par leur système éducatif, c’est un monde qui t’apprend à te surpasser. Ici, les gens qui réussissent aident les autres, en Tunisie ils les piétinent ».

Darine Ameyed, devenir une référence mondiale malgré les discriminations

En 2010, j’ai obtenu une bourse partielle d’une université canadienne pour mon doctorat. J’ai tenté de compléter cette bourse partielle avec une bourse tunisienne. La responsable ministère de l’Enseignement Supérieur m’avait répondu : « ton domaine [l’intelligence artificielle] c’est un luxe qu’on ne peut pas se permettre !

Darine a fait ses études à l’ISG de Tunis où elle a obtenu une Maitrise en informatique appliquée à la gestion en 2005. Elle a ensuite passé le CAPES et a pu enseigner au Lycée Pilote de Gafsa jusqu‘en 2008. En parallèle, elle avait réussi à obtenir une bourse d’études du Réseau des universités francophones pour passer un Master professionnel à distance, avec l’Université de Marne La Vallée de Paris. Elle a réussi à obtenir son Master en science d’ingénierie spécialisée dans les multimédias en 2008.

Durant tout son parcours, Darine a travaillé d’arrache-pied pour obtenir un projet de doctorat dans une grande école d’ingénierie. La jeune femme a fait face à un enchainement d’évènements qui auraient découragé la plupart des gens : « Ma décision de quitter le pays a été graduelle. Ça a commencé avec mon PFE : en 2005, je voulais développer la première galerie virtuelle dynamique, on a refusé de m’encadrer. Un an plus tard, j’ai retrouvé le même PFE encadré par la même prof qui avait refusé mon projet. Entretemps, j’ai été acceptée au siège de la Compagnie des Phosphates de Gafsa et du Groupe Chimique Tunisien pour y passer mon PFE. J’ai effectué l’informatisation de leurs ventes locales. J’étais seule, je n’étais pas encadrée. Le projet était réussi, exécutable. Alors qu’on m’avait promis d’être embauchée à la fin du stage, on m’a fait comprendre que ça n’allait pas se faire. Le plus drôle dans cette histoire, c’est que la CPG m’a envoyé une invitation pour participer à un concours, six ans plus tard ! ».

« Ensuite il y a eu les évènements du bassin minier. Je sortais chaque matin pour aller enseigner, dans une ville assiégée par la police. Alors qu’il y avait des tirs à balles réelles à Gafsa, les gens ailleurs étaient complètement déconnectés. C’était comme si tu vivais dans deux pays différents, ça m’avait trop affecté. »

« En plus de cela, rien qu’en tant que femme c’est une galère au quotidien (sexisme, misogynie, insultes…), mais en tant que femme qui a du caractère, c’est l’enfer ! Aux yeux de la société, je devais me marier et avoir des enfants, alors que je rêvais de concevoir des robots. C’était un vécu difficile à tous les niveaux, j’avais l’impression de vivre comme une extraterrestre ».

La jeune femme avait commencé à faire des économies dans la perspective d’étudier à l’étranger. Et en 2008, elle s’est envolée pour la France où elle a obtenu un Master recherche en art et technologie numérique à l’Université de Rennes 2. Dès son retour de Bretagne, elle avait tenté de s’inscrire en thèse de doctorat : « En 2010, j’ai obtenu une bourse partielle d’une université canadienne, et ils m’ont proposé de faire mon doctorat tout en enseignant à l’Université de Gafsa en parallèle. J’ai tenté de compléter cette bourse partielle avec une bourse du ministère de l’Enseignement Supérieur. La responsable m’avait répondu : « ton domaine (l’intelligence artificielle) c’est un luxe qu’on ne peut pas se permettre ! » On aurait dit que je lui avais demandé qu’elle me paie un jacuzzi ou une cure de massages… J’ai ensuite tenté d’obtenir un contrat pour enseigner à l‘Université de Gafsa à temps partiel, il y avait un poste vacant. Apres avoir obtenu une autorisation auprès du ministère de l’Enseignement Supérieur, je suis allée la valider au Premier ministère. La responsable qui m’avait reçu m’avait dit mot pour mot : « tu as réussi à passer le CAPES, tu enseignes à Gafsa près de tes parents, qu’est-ce que tu demandes de plus ? Tu es encore jeune, va faire comme les autres étudiantes, tu peux faire la femme de ménage ! » Je suis sortie du ministère en larmes ! »

Dès le lendemain, Darine a fait sa valise pour aller en France où elle a enchainé les petits boulots afin de mettre de l’argent de côté pour s’installer au Canada. Elle a rejoint le Montréal avec sa bourse partielle et 3.000 dollars d’argent de poche. Et pour financer son doctorat, elle a dû travailler en parallèle : « entre mes études et les petits-boulots, je n’avais pas de repos, j’enchainais 18 heures de travail d’affilée ».

En 2016, Darine a obtenu son doctorat en ingénierie logicielle et technologies de l’information à l’Ecole de Technologie Supérieure (ETS) de Montréal. Elle est aujourd’hui chercheur postdoctoral spécialisée dans l’informatique ubiquitaire. Elle a intégré un projet de recherche sur les modèles prédictifs en intelligence artificielle, applicables dans les villes intelligentes. Elle a monté sa startup pour développer un kit intelligent de captation de la pollution pour des utilisations en en intelligence artificielle proactive. Elle est récemment intervenue à l’IBM X Prize, un des plus importants événements au monde dans l’innovation des TIC.

Quand on évoque la Tunisie, Darine a un petit pincement au cœur : « dans notre pays, l’émigration est devenue une forme de succès, alors que ce n’en est pas un. S’il y avait un environnement favorable dans mon pays, j’aurai été aux cotés de mon père et de ma mère qui sont d’un âge avancé ».

Noureddine Ben Khalaf à la pointe de la recherche en biothechnologie, mais à Bahrein

En Tunisie, il n’y a pas de mécanisme d’appui aux startups de biotechnologie: on s’est adressés à la Banque de financement des PME puis à la Bio-technopole de Sidi Thabet, censée être une pépinière, un incubateur de startups. On n’a eu aucun retour.

Noureddine a fait ses études à l’INSAT de Tunis où il a obtenu un diplôme d’Ingénieur en biotechnologie en 2004. Il a ensuite intégré l’institut Pasteur de Tunis en tant qu’Ingénieur contractuel, avant d’obtenir le statut de chercheur associé. En 2012, il y a soutenu sa thèse de doctorat en biologie moléculaire et biochimie. En parallèle, il a enseigné au département de biologie de l’ISET de Bizerte de 2006 à 2013.

En 2008, il s’est associé avec deux collègues de l’INSAT pour lancer une startup de biotechnologie. Leur but était de développer des produits à usage biomoléculaire appliqués à la recherche et au diagnostic (test ADN, séquençage ADN…). L’aventure a été brève, ils n’ont pas réussi à lever assez de fonds pour concrétiser le projet, alors que les produits qu’ils voulaient développer étaient à haute valeur ajoutée et répondaient à la demande locale. Les laboratoires tunisiens les importent via des négociants qui ont le contrôle du marché, à un prix élevé et avec des délais de livraison assez longs.

Cette mésaventure avait marqué Noureddine : « On a commencé presque sans moyens, avec l’appui de l’institut Pasteur. Ce projet pouvait permettre à l’Etat de gagner en devise, en qualité et en temps. Sauf qu’en Tunisie, il n’y a pas de mécanisme d’appui aux startups de bio-tec : on s’est adressés à la BFPME puis à la Bio-technopole de Sidi Thabet, censée être une pépinière, un incubateur de startups. On n’a eu aucun retour. En 2011, il y a eu une tentative d’essaimage avec l’institut Pasteur, mais elle n’a pas abouti à cause de certaines complications bureaucratiques ».

Pour Noureddine, la décision de quitter son pays était en rapport à ses perspectives de carrière et à ses conditions de vie : « Je suis passionné par la recherche, j’ai voulu en faire ma carrière, mais on ne pouvait pas m’accueillir à Pasteur en tant que chercheur. Le mécanisme d’embauche était assez compliqué. Je me suis marié en 2011, j’ai commencé à faire face à certaines responsabilités et l’évolution dans le corps technologue n’était pas évidente : j’avais un salaire décent, mais qui ne me permettait pas me projeter pour investir dans une maison ou pour assurer l’avenir de mes enfants ».

Il vit actuellement au Bahreïn, il est chercheur postdoctoral spécialisé dans la recherche biomoléculaire et cellulaire. Depuis 2013, il a intégré un projet de recherche sur la génomique approfondie à l’Arabian Gulf University. « J’ai découvert un pays et des gens qui sont entrain de bosser pour l’avenir de leur pays, ils sont entrain de tout faire pour réaliser des avancées technologiques et véhiculer une bonne image de leur pays. Je travaille dans un environnement professionnel où je suis épanoui : mon potentiel est reconnu et je me sens davantage soutenu. Je participe à des conférences aux quatre coins de la planète. Je fais des choses que je n’imaginais même pas : on a récemment généré le premier modèle animal transgénique génétiquement modifié permettant de découvrir le rôle d’un nouveau gène dans la régulation de la réponse immunitaire. On a réussi le modèle, il est en cours d’exploitation et plusieurs organismes en sont intéressés ».

Concernant la Tunisie, Noureddine garde une certaine amertume : « J’aurais voulu contribuer à la recherche dans mon pays, je n’ai pas cessé de postuler : j’ai récemment envoyé ma candidature pour un concours de Maitre-assistant, mais ma candidature n’a pas été retenue ».

Hamza Chouaibi, être “réglo“ dans les affaires est devenu un handicap

Ça fait 3 ans que je pense à investir dans un projet. Mon entreprise marche bien donc je peux me le permettre, mais j’ai peur. J’ai peur de ne pas pouvoir faire face à la concurrence déloyale : je ne peux pas donner de pots de vin, je ne peux pas trafiquer, je déclare le moindre millime que je gagne. Tu y vas “réglo“, après tu te rends compte que toute la concurrence agit de manière illégale ! Comment tu pourrais leur faire face ?

Hamza a fait ses études à la Faculté des sciences économiques et de gestion de Sfax, où il a obtenu une maitrise en data management process en 2006. Il a ensuite travaillé en tant que consultant freelance en développement Web, l’essentiel de son travail s’est fait sur internet. En 2010, il a lancé sa propre startup. C’est une société totalement exportatrice spécialisée dans le développement de logiciels. Elle emploie un ingénieur et quelques stagiaires. La société est en pleine croissance, son principal client est un australien, sous contrat depuis 2011.

Avec la crise financière de 2009, les opportunités de travail sur la toile ont baissé. Hamza s’est vu forcé d’arrondir ses fins de mois en rachetant le fonds de commerce d’une pâtisserie, qu’il a revendu à perte un an plus tard : « Vu que je travaillais essentiellement sur internet, je n’avais aucune idée de la réalité du terrain. J’étais “réglo“ : je déclarais mes factures, la sécurité sociale pour mes employés, etc… Et je n’y arrivais pas, je me retrouvais à chaque mois à mettre 800 dinars de ma poche, j’étais déficitaire alors que je réalisais un bon chiffre d’affaires. Je ne comprenais pas. Alors je suis allé demander aux gens comment ils faisaient pour s’en sortir : tout le monde travaille au noir, pas de déclaration, ils trafiquent les compteurs d’électricité… Au bout du compte, j’ai perdu 6.000 dinars dans l’affaire et je suis retourné travailler sur internet ».

Quelques années plus tard, Hamza a cherché une opportunité d’investissement dans les nouvelles technologies. Sa société a développé un prototype de drone à usage agricole, pour une application automatisée de pesticides et d’engrais. Son projet a eu un coup d’arrêt avant de parvenir à la phase de commercialisation : « J’avais proposé à l’ISET de Sidi Bouzid de collaborer sur un projet de recherche. J’ai encadré un étudiant brillant sur un projet de drone capable d’un meilleur contrôle de la dispersion des pesticides. Alors qu’on travaillait sur le prototype, le matériel qu’on avait commandé avait été bloqué en douane. Pour le ressortir, j’ai dû faire face à un véritable casse-tête administratif, et l’ISET ne m’avait pas soutenu, alors le matériel a été envoyé en son nom. On a tout de même réussi à terminer le prototype et l’étudiant a eu une bonne note. Au sein de ma société, on a ensuite tenté de développer un modèle plus grand (capacité de 15 à 20 litres), commercialisable. Durant la phase de test, le drone avait perdu le contrôle de sa trajectoire prévue et il est tombé. La police est venue m’interpeller, j’ai subi un interrogatoire de 4h parce qu’ils m’accusaient de filmer avec le drone. Ils m’ont demandé de ne plus effectuer de tests avant de demander une autorisation et de venir au poste un jour à l’avance. Le projet s’est arrêté là ! A chaque fois on entendait parler de gens qui se sont fait arrêter ou se faire confisquer leur drone à Beja, à Sousse. Alors qu’il n’y a aucune loi qui interdit la fabrication de drones dans notre pays. »

Pour le jeune entrepreneur, la décision de quitter son pays est basée sur un profond sentiment d’iniquité, principalement au niveau de l’environnement des affaires : « En 2016 j’ai fait une étude de projet sur le gazon artificiel : le coût du projet était raisonnable, il y’avait beaucoup de demande, personne ne les produisait en local, etc… Quand j’ai fait mon étude de marché, j’ai trouvé que les fournisseurs importaient le produit de chine, à un prix très concurrentiel (5 dollars le mètre carré), et cela sans payer les droits de douane ! Comment tu veux faire face à ces gens-là ? L’environnement des affaires dans notre pays n’encourage en aucune manière à investir ».

La goutte de trop était celle de la loi de finances 2017, avec l’annonce d’une taxation exceptionnelle de 7,5% sur les bénéfices de l’exercice 2016 : « j’ai carrément pensé fermer la boite ! Cette loi est injuste, elle pénalise les gens qui travaillent “réglo“, ceux qui déclarent leur activité. Ceux qui travaillent dans l’illégalité s’en sortent eux ! Entre-temps, les autorités ne prennent aucune mesure contre ces gens-là ».

Hamza s‘est envolé pour la Malaisie le 20 Mars 2017. Il va s’y installer avec sa famille pour une période de quatre mois : « Si je m’adapte bien à la vie de ce pays, je m’y installerai définitivement. La Malaisie m’offre une liberté économique beaucoup plus favorable que mon pays ».