L’injection des 34 Milliards mobilisés lors de la conférence sur l’investissement pourrait produire un effet de levier sur l’économie tunisienne. Mais sans réformes urgentes, cet effet risque d’être éphémère, et les objectifs annoncés dans la note d’orientation du plan de développement seront compromis.

Si le gouvernement ne parvient pas à bouleverser tout le paradigme sur lequel repose l’économie tunisienne, Tunisia 2020 n’aura servi qu’à maintenir le statuquo.

Des remèdes inadaptés à la crise sociale et économique

Six ans après le déclenchement de la révolte sociale de décembre 2010, la justice sociale et le droit à l’emploi demeurent encore en tête de liste des revendications. Les dysfonctionnements de la politique économique se sont même aggravés dans certains cas ; la redistribution des richesses est encore inéquitable, les disparités régionales se sont accentuées, l’ascenseur social est toujours en panne, le pouvoir d’achat s’est dégradé et l’emploi s’est davantage précarisé. Selon la Banque Mondiale, sur la période 2007-2014, « environ 30 % des emplois dans le secteur privé ne sont pas couverts par la sécurité sociale […] la distribution des salaires en Tunisie montre que la majorité des travailleurs dans le secteur privé gagnent à peu près le salaire minimum ». Une des raisons principales pour laquelle les demandeurs d’emploi se tournent davantage vers le secteur public, gage de stabilité et d’avantages plus intéressants (primes, vacances, couverture sociale, retraites, etc.).

Au niveau économique, le pays subit une crise de grande ampleur, causée par un endettement non-productif, une perte de compétitivité et une prolifération de la fraude et de l’évasion fiscale.

Au début du mois de février, l’agence de notation Fitch a procédé à une nouvelle dégradation de la note souveraine de la Tunisie, car la plupart des indicateurs se sont détériorés ces deux dernières années :

  • la croissance a reculé avec taux qui n’a plus dépassé les 1,3% (malgré la chute du prix du baril de pétrole) ;
  • le chômage a augmenté d’un demi-point pour atteindre 15,5%;
  • l’épargne nationale s’est repliée de deux point pour atteindre 12,6%;
  • la valeur du dinar a chuté de 15% pour atteindre 0,413 euros ;
  • les réserves en dollar ont atteint « leur niveau le plus bas sur la période 2006-2016 » ;
  • le déficit budgétaire s’est aggravé, il a plus que doublé pour atteindre 058 millions de dinars;

Quant au climat des affaires, il fait face à de sérieux handicaps qui inhibent sa capacité de relance économique. La corruption est devenue systémique. Les petites et moyennes entreprises souffrent du manque de soutien des établissements financiers, tandis qu’ils voient la viabilité de leurs commerces menacée par la concurrence déloyale du marché parallèle. Et les entrepreneurs, aussi bien locaux qu’étrangers, voient leurs projets d’investissement retardés par le frein de la bureaucratie. Autant d’éléments qui ne font que renforcer la méfiance des investisseurs potentiels.

Pendant que les déficits se creusent, les réformes fondamentales sont délibérément différées par les différents gouvernements. Le dernier communiqué du FMI l’a explicitement pointé du doigt : « L’équipe du FMI et les autorités conviennent que des actions urgentes sont nécessaires pour protéger la santé des finances publiques, accroître l’investissement public et accélérer les progrès des réformes structurelles qui ont été retardées ». Une prise de position bien comprise par le milieu des affaires. Radhi Meddeb, PDG de Comete Engineering affirme qu’il ne découlera pas de cette visite «  un déblocage de la deuxième tranche en faveur de la Tunisie ». Chose qui a totalement échappé au radar des médias dominants, qui dans un excès de complaisance n’en ont retenu qu’un « satisfecit du FMI pour le gouvernement Chahed ».

Les orientations actuelles, héritées du plan de développement de l’ancien régime, sont aussi inadéquates. Celui-ci a montré ses limites en matière de création d’emplois, d’investissements publics et de développement régional. La politique d’investissement en est un parfait exemple : le rapport du FTDES souligne les défaillances du secteur privé « dans le domaine de l’investissement, de la croissance, de l’emploi, des exportations et de la diversification et du renforcement du tissu économique […] et ce malgré la générosité des subventions et des avantages accordés par l’Etat pour promouvoir l’investissement privé domestique et pour attirer les IDE ».

Une amplification de la fuite des cerveaux et de l’émigration illégale

Ces dernières années, l’Etat a montré sa vulnérabilité et la friabilité de ses outils de contrôle face à la prolifération de la corruption, de la fraude et des infractions en tout genre. Le règne de l’impunité conjugué à une détérioration du service public s’est traduit par une perte de confiance des citoyens en leurs institutions. Quant à l’accès aux opportunités économiques, il reste bloqué par le barrage du clientélisme et du copinage. Ce faisant, il renforce le sentiment de marginalisation de pans entiers de la société, qui entretiennent désormais l’espoir d’une vie meilleure à l’étranger.

Le constat est amer : le pays connait actuellement une fuite des cerveaux avec une ampleur sans précédent, particulièrement chez les médecins mais aussi les ingénieurs et les chercheurs. Pire, une étude du FTDES et de la fondation Rosa Luxembourg révèle le désœuvrement persistant de la jeunesse tunisienne : près d’un jeune sur deux (45,2%), âgé entre 18 et 34 ans, se dit prêt à quitter son pays, tandis qu’un jeune sur trois (30,9%) se dit prêt à émigrer de façon clandestine si la situation l’impose.

La Tunisie a cessé d’être une opportunité pour ses citoyens ! Le gouvernement ne semble toujours pas prendre la mesure de la crise sociale qui s’est propagée sur l’ensemble du territoire tunisien, affectant aussi bien les classes défavorisées que la classe moyenne.

Les prémices d’une deuxième révolte sociale

Si la marginalisation, dans toutes ses dimensions, a été à l’origine de la révolution de décembre 2010, ce plan quinquennal risque de créer un effet boomerang avec une reproduction des inégalités régionales : sur les 145 projets d’investissement programmés par Tunisia 2020, seulement 24% seront implantés dans les régions intérieures.

Les retards des élections municipales, pour des raisons politiciennes qui ne concernent pas ces populations, n’a fait qu’accroitre ce ressentiment.

L’année 2016 a été marquée par une mutation des mouvements sociaux. Auparavant restreints au chômage des jeunes, ils concernent désormais les populations locales qui revendiquent le développement régional. Ils ne sont plus limités dans le temps, mais s’inscrivent dans la continuité, à l’instar du mouvement de Sbeïtla qui dure depuis plus d’un an. Les rassemblements ne se sont plus éparpillés dans les villes, ils se concentrent maintenant dans les sièges des gouvernorats.

Ne disposant pas stratégies adéquates pour pallier à l’urgence et l’accumulation des revendications, le gouvernement s’est désengagé du dialogue et de la négociation. Il s’oriente depuis quelques mois vers une escalade de répression et de criminalisation des mouvements sociaux, alors que les alternatives existent. C’est une dérive inquiétante, aux antipodes de la nécessité de rétablir la confiance en l’Etat et de redonner l’espoir d’une reprise économique.