Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
Le barrage Sidi El Barraq à Nefza, Béja.

Depuis la nuit des temps – au moins depuis l’avènement du Quaternaire –, la Tunisie vit des cycles climatiques alternant des saisons sèches plus ou moins longues et des saisons humides. L’avènement des sécheresses peut se prolonger sur de nombreuses années successives au point que l’on parle d’années humides et d’autres sèches. Ce type de climat caractérise les régions se trouvant autour de la Méditerranée. La sécheresse est souvent ressentie de façon beaucoup plus aigüe sur la rive sud que sur la rive nord, où le climat est bien plus clément, mais surtout parce que la rive sud se trouve à la bordure du Sahara, cette étendue sableuse où l’eau est rare par essence et les températures excessives, notamment en période estivale.

Différentes formes d’adaptation ont caractérisé le comportement humain pour qu’il puisse survivre dans des conditions hostiles. La sécheresse est souvent associée à la chaleur, et les températures journalières peuvent atteindre des records, particulièrement pendant les deux mois les plus chauds de l’année, à savoir ceux de juillet et août. Pour pouvoir survivre dans des conditions extrêmes, les habitants des régions arides et désertiques ont rythmé leurs vies en fonction des conditions climatiques. La faible productivité des terres a poussé les gens à la transhumance, passant l’été avec leur bétail dans des régions relativement fraîches et humides et ne fréquentant les régions sèches que pendant les saisons où les températures sont clémentes et l’eau est disponible. Cela est surtout lié au fait que les sources de revenus étaient essentiellement liées à l’élevage. Les conditions frustes des gens et la faiblesse de leurs revenus limitaient leurs besoins au strict minimum, et leur espérance de vie même était réduite. La mortalité infantile était élevée, et la couverture sanitaire était des plus réduites.

En 1956, 80 % des Tunisiens vivaient en milieu rural, avec pour corollaire un taux d’analphabétisme très élevé et un manque d’accès aux besoins fondamentaux – soins de santé, éducation… L’avènement de l’indépendance du pays a été accompagné par une politique volontariste de sédentarisation des transhumants et un effort louable d’alphabétisation.

Par rapport à l’eau, la rareté de la ressource poussait les gens à adopter des attitudes permettant de l’utiliser de manière très efficiente. En effet, l’eau potable, notamment en milieu rural, provenait surtout des puits et sources. Dans de nombreuses régions (de la région de Kairouan vers le sud), les maisons étaient équipées de citernes qui permettaient de rassembler les eaux de pluie pour la consommer par la suite. On voit d’ailleurs partout en Tunisie méridionale de vieilles citernes utilisées pour ravitailler le bétail en eau. Là où il n’y avait pas de citerne, les corvées d’eau étaient dévolues aux femmes et les familles se devaient d’en limiter la consommation, en raison du temps investi pour la ramener à la maison.

Avec la sédentarisation et le développement de la société, pratiquement tous les centres urbains disposent de l’eau au foyer, et de nombreuses familles vivant en milieu rural ont l’eau chez elles – les robinets collectifs sont pratiquement absents des villes et ne subsistent que dans peu de localités rurales. Les images des femmes transportant l’eau dans des jarres, sur le dos ou à dos d’âne, ont pratiquement disparu. Les bidons en plastique ont remplacé les jarres, et on ne voit des femmes remplissant l’eau dans des bidons que pendant des périodes de crise, lorsque l’eau n’est pas disponible, pour une raison ou une autre. Dans certaines régions, les images des camions transportant de l’eau de source ou de sondage pour la vendre ont tendance à se banaliser. Même les familles qui disposent d’eau du robinet chez elles préfèrent consommer de l’eau achetée, car elles pensent – à tort ou à raison – que l’eau achetée est meilleure que celle fournie par les services concernés (la SONEDE).

Il est notoire qu’en Tunisie, les ressources en eau disponibles placent le pays en stress hydrique permanent. On constate malheureusement que cette notion fondamentale n’est pas intégrée dans le comportement citoyen : tous les comportements et attitudes par rapport à l’eau sont pratiquement les mêmes un peu partout dans le pays, et les discours sur la nécessité d’économiser la ressource ne sont pas crédibles, car non accompagnés d’attitudes concrètes. Rien qu’en prenant l’exemple de la SONEDE, nombreux sont les témoignages qui pointent la faible réactivité des services suite à la dénonciation d’une fuite sur le réseau. En effet, et dans le même contexte, les pertes d’eau dans le réseau de la même société sont sidérantes !

Les attitudes des Tunisiens par rapport à l’eau sont complètement en porte-à-faux par rapport aux ressources disponibles et mobilisables. Non seulement on continue à pomper à tout-va pour l’irrigation de cultures qui ne sont pas de première nécessité pour le pays – telles que les cultures industrielles, ou celles destinées à l’exportation et connues pour être de grandes consommatrices d’eau –, mais aussi on ne se soucie pas – globalement – de la rareté de la ressource. Parmi les conséquences perceptibles de ce phénomène, on cite le rabattement de nombreuses nappes profondes et le tarissement des nappes phréatiques, la salinisation excessive des eaux pompées et des sols, l’intrusion marine de nombreuses nappes littorales… Il faut ajouter à cela des comportements irresponsables de gaspillage de l’eau et une sur-utilisation de la ressource notamment en agriculture. Serait-il plus sage d’utiliser l’eau pour la production de produits de première nécessité – céréales, légumineuses – que de produire des pastèques ou d’autres spéculations grandes consommatrices d’eau et non indispensables, surtout dans des régions dont le climat est dominé par l’aridité ?

Les changements climatiques affectent la Tunisie comme le reste du monde, mais leurs impacts seront très manifestes en Afrique du Nord et au Moyen Orient, régions déjà connues pour leurs déficits hydriques. Au cours des dernières années, nous avons vécu d’importantes pénuries en eau, et le nord du pays considéré comme le château d’eau du pays a vécu un important déficit en matière de pluviométrie. La plupart des ressources en eau mobilisables dans le pays se trouvent dans cette région – barrages – et l’approvisionnement en eau potable de nombreuses villes dont la capitale en dépend. Le plus grand barrage du pays – Sidi Salem – a vu ses réserves descendre à des niveaux inquiétants.

Si nous ne risquons pas la soif à terme, mais si la sécheresse perdure et le déficit hydrique s’amplifie, nous vivrons des situations encore inédites en matière d’approvisionnement en eau potable. Les ressources disponibles sont en principe suffisantes pour garantir aux Tunisiens un approvisionnement régulier et de qualité en matière d’eau potable, mais les dysfonctionnements observés en matière de gestion de ces ressources risquent d’amplifier les dérèglements qui ont eu lieu notamment au cours de l’été 2016. Si les modes de gestion – défaillants selon l’avis de tous les observateurs avertis – continuent à sévir, les scénarios les plus pessimistes sont à craindre. La fuite en avant et les « solutions » proposées pour répondre aux besoins en eau potable, notamment par le dessalement de l’eau de mer, ne sont pas durables, au moins en matière de coût pour un pays qui a tant besoin de moyens pour répondre aux besoins les plus élémentaires en matière de santé, d’éducation ou de développement en général.

Si nous continuons encore à nous voiler la face et les autorités en place refusent, de fait, l’implication des différents acteurs – consommateurs, société civile, citoyens – dans la gestion de nos ressources en eau, nous craignons le pire. Les appels voilés à la privatisation des services de l’eau potable – surtout en milieu rural, en raison de la défaillance des Groupements de développement agricole (GDA) dans la gestion des réseaux qui leurs sont confiés – risquent d’abord de bloquer l’accès à l’eau aux franges sociales les plus vulnérables : chaque privatisation est systématiquement suivie par une baisse de la qualité de l’eau fournie et une augmentation de son prix, comme le prouvent les expériences vécues par d’autres pays – le Maroc par exemple. Il est absurde de voir les politiciens appeler de leurs vœux l’ouverture sur le privé, alors que les situations les plus intriquées sont encore maîtrisables par une bonne gestion publique ou communautaire, et refusent en même temps l’intégration d’autres acteurs sociaux dans la recherche de solutions possibles. Dans l’intérêt de qui continue-t-on à adopter de telles logiques irresponsables ?

Il est aussi important d’aller de l’avant pour revendiquer un approvisionnement minimal en eau potable de l’ensemble de la population, et exiger que les coupures d’eau aux petits consommateurs cessent, même pour défaut de paiement ! L’eau est un bien commun et sa gestion ne doit en aucun cas obéir à une logique marchande. Ceux qui la sur-utilisent doivent être lourdement sanctionnés, et ce n’est pas parce qu’ils disposent de suffisamment de moyens financiers qu’ils peuvent se permettre de gaspiller une ressource d’une grande rareté pour le pays. Nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de voir émerger des maladies liées à une mauvaise qualité de l’eau ou à un déficit d’hygiène, comme certaines régions l’ont vécu ces derniers temps (hépatite A).

Nous nous devons d’être ingénieux en matière d’utilisation de l’eau – aussi bien pour la consommation humaine que pour l’irrigation – et tout faire pour qu’aucune goutte ne soit perdue. Continuer à adopter des logiques défaillantes ne peut que nous mener droit au mur et exacerber les mouvements sociaux qui se sont étendus l’année dernière en milieu urbain pour réclamer un droit des plus élémentaires, de surcroit « garanti » par la Constitution ! – à savoir le droit d’accès à une eau de bonne qualité et en quantité suffisante.

Il est encore temps de revoir nos attitudes et modes de gestion par rapport à l’eau. Soyons responsables, chacun à notre niveau, avant qu’il ne soit trop tard, pour pouvoir venir à bout des problèmes rencontrés. C’est notre devoir et il y va du droit des générations actuelles et futures…