Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Pourquoi, une fois élu à la présidence de la République, Béji Caïd Essebsi ne s’est-il pas contenté de régner sans gouverner ? Mieux que quiconque, il savait n’avoir été élu que pour empêcher Marzouki de l’être. Il savait que dans la situation compliquée dans laquelle il accédait à la magistrature suprême, il risquait de tout perdre à la moindre bévue politique. Il savait surtout n’avoir plus vingt ans. Pourquoi donc ne s’est-il pas satisfait des honneurs et des privilèges attachés à son titre ? Mais non, il a fallu qu’il se targue de jouer un rôle historique, de mimer Bourguiba, d’introniser son fils prince héritier. C’est incompréhensible, mais c’est comme ça. Le plus grave, c’est qu’alors qu’il aurait pu attacher son nom à une consolidation des acquis démocratiques de la révolution – c’est-à-dire, à vrai dire, faire oublier son passé et les conditions de son élection -, il a fait le choix inverse, le choix de la régression. Il a mis en jeu la popularité certaine – quoiqu’immérité – qu’il avait acquise au sein d’une partie importante de la population pour remettre en selle non pas même les anciens bourguibistes, tous morts ou à moitié morts, mais les anciens RCDistes et les réseaux d’affaires qui leur étaient liés. Je ne peux pas m’expliquer ce choix, irrationnel du point de vue de ses propres intérêts, autrement que comme l’expression de la haine féroce des « élites » pour la révolution, ces « élites », et notamment celles qui s’enracinent dans le beylicat, qui n’ont retenu du bourguibisme que le mépris du peuple.

Cette haine de la révolution, Béji Caïd Essebsi lui a donné un nom : la réconciliation, qu’il a cru habile de qualifier d’ « économique et financière ». Un maquillage fragile qui parvient à peine à masquer son sens véritable : clore le chapitre de la révolution et effacer de sa mémoire ce qui en faisait la gloire : l’éviction des RCDistes du pouvoir. C’est là le projet de BCE, son unique ambition. Un échec serait une défaite personnelle, un désaveu qu’il ne peut tolérer. Or, depuis sa malencontreuse élection, jamais, il me semble, l’arc de l’opposition à l’une de ses décisions politiques n’a été aussi large. Entendons-nous bien : je ne dis pas que son pouvoir est dès à présent menacé. Mais son autorité morale, son crédit, son prestige, sa capacité d’arbitrage et d’initiative ne cessent de s’effriter. Jusqu’à récemment, ce sont des ministres, des clans, des partis, voire le gouvernement dans son ensemble, qui étaient la cible des contestations, désormais le chef de l’Etat paraît lui-même n’en être plus à l’abri.

Quand on n’a pas tous les éléments d’un problème en main, il est difficile de trancher. Aussi, je m’abstiendrai d’être trop affirmatif. Mon hypothèse est que la question de la réconciliation, la vaste opposition qu’elle suscite actuellement et même les réserves prudentes – et opportunistes – qui s’expriment à travers la simple demande d’amendements au projet de loi présidentiel, cristallisent aujourd’hui l’état de crise de plus en plus prononcé des sommets du pouvoir qu’accentuent colères et récriminations sociales. Les raisons, j’en ai déjà parlé dans de précédentes chroniques. Si l’opinion publique populaire (qui n’est pas l’opinion publique bourgeoise) se méfie désormais largement de la réconciliation proposée, le projet du président semble de moins en moins capable de faire consensus au sein de la galaxie politique qui en a jusque-là appuyé ou toléré les initiatives. Au groupe qui, pour ses propres intérêts politiciens ou ceux des milieux d’affaires auxquels il est attaché, craint le retour au premier plan des réseaux politiques et économiques de l’ancien régime, s’ajoutent les coteries qui pensent tirer profit de l’opposition à la réconciliation pour consolider leur influence au sein du pouvoir. D’autres prennent tout simplement leurs distances par crainte que l’entêtement maladroit du président ne soit préjudiciable à la stabilité du régime, dans sa forme actuelle. Les frondes, les compétitions et les mésententes internes au pouvoir ne cessent ainsi de s’aiguiser, alimentés par les controverses et les résistances que suscite la loi sur la réconciliation. C’est là, à n’en pas douter, le signe d’une crise dont il n’est pas certain que BCE se sorte indemne.

Rien n’est joué pourtant. Si la dénonciation de la loi prend de l’ampleur, la médiation politique susceptible d’en imposer le rejet reste des plus incertaines. Les deux principales forces politiques organisées qui ont un véritable ancrage populaire pourraient en effet nous jouer un sale tour. Les sommets de la hiérarchie ugététiste évitent à ce jour de prendre une position claire, c’est le moins qu’on puisse dire, et pour peu que l’on connaisse un peu la réalité de notre bureaucratie syndicale, il n’y a aucune raison de lui faire confiance. Quant à Ennahdha dont le majlis echoura avait exprimé récemment sa défiance vis-à-vis du projet de loi, comment en être rassuré quand on sait ses propres liens avec des réseaux RCDistes et qu’on entend aujourd’hui Rached Ghanouchi apporter son appui inconditionnel à Béji Caïd Essebsi ? Méfions-nous donc de tous ceux qui préconisent seulement d’amender la loi. Une telle démarche peut certes conduire à la vider de son contenu ou à la rendre inopérante tout en sauvant l’honneur du roi mais elle peut, plus encore, conduire à en faire entériner les dispositions les plus scandaleuses au moyen de quelques amendements de surface. « Manich Msemah », car c’est le mot d’ordre du moment, doit signifier le retrait pur et simple du projet de loi, ni plus ni moins. Nous devons au moins cela aux martyrs de la révolution.