Je ne suis pas psychologue. Mais je ne vois pas pourquoi quand l’envie m’en prend et qu’il fait 46° à l’ombre, je ne pourrais pas m’essayer à la psychologie politique ou géopolitique ou même géostratégique. Dans le cadre des programmes de recherche sur la « déradicalisation », on fait appel à des psychologues. Des spécialistes d’autres disciplines (des sociologues, des politologues, des philosophes, etc.) s’autorisent également et sans le moindre scrupule à puiser dans le répertoire psychologique pour expliquer que des milliers de jeunes sont impatients d’aller se faire sauter pour Daech. Je ne vois donc pas pourquoi, moi, simple citoyen, normalement constitué, je n’aurais pas le droit d’analyser le comportement d’un technocrate libéral et, qui plus est, premier ministre, à l’aide de ces mêmes catégories. En vérité, je ne saurais pas vraiment le faire. Je suis cependant doué d’un certain sens de l’observation dont je vous laisse juges.

J’ai le sentiment que la visite de Youssef Chahed aux Etats-Unis n’est pas autre chose qu’un cadeau de bazar qu’a offert l’administration américaine à notre gouvernement, histoire de compenser –quoi que le mot soit excessif– la diminution prévue dans le prochain budget américain des aides économiques et militaires à la Tunisie. A mon avis, ce n’est rien d’autre que ça, je ne vous apprends rien. Et si, d’aventure, ces aides étaient peu ou prou rétablies, on se doute que d’autres raisons que les arguments fournis par l’actuel chef du gouvernement auront été efficientes. Le soutien américain à l’Etat tunisien est acquis, tout simplement parce qu’il n’y a aucune raison qu’il ne le soit pas. Youssef Chahed le sait tout aussi bien que nous. Pour lui, l’enjeu est vraisemblablement ailleurs. Présenté par la plupart de nos médias comme un événement national, ce voyage lui fournit une nouvelle opportunité d’asseoir son autorité et de se donner une stature d’homme d’Etat. Si Trump l’avait reçu quelques minutes, le temps de lui donner quelques tapes condescendantes sur les épaules, nos journaux en auraient parlé comme d’une rencontre historique au sommet. Alors, il n’y aurait rien à tirer de cet « événement » ? Si, il y a bien un petit quelque chose.

J’ai regardé attentivement certaines des vidéos diffusées sur le net qui nous montrent, comme si on y était, la visite de Youssef Chahed aux Etats-Unis. Dans l’une d’entre elles, on peut voir des hommes en gris ou en noir, installés au Pentagone autour d’une table rectangulaire aussi sombre qu’eux. Face à face, le Premier ministre tunisien, entouré des membres de sa délégation et le secrétaire américain à la Défense, James Mattis, accompagné de ses collaborateurs. C’est ce dernier qui a la parole. Ce qu’on remarque immédiatement en regardant cette vidéo, c’est que, parmi tous les personnages qui assistent à la réunion, un seul s’agite dans tous les sens, notre Premier ministre. Rigide, raide comme s’il avait avalé un balai, Youssef Chahed ne cesse pourtant de bouger. Il regarde au plafond, tourne la tête à droite et à gauche, croise et décroise les doigts, pose les mains sur les genoux, opine du bonnet, ouvre et ferme la bouche comme un poisson qui a la tête hors de l’eau, se gratte la face avant de l’oreille, change de position sur son siège, se gratte aussi le nez, vérifie d’un geste que la pochette de son costume n’a pas disparu, déplace d’un demi centimètre les papiers qui sont posés devant lui, rectifie le nœud de sa cravate, se tripote les lèvres, se frotte la joue, contrôle la manche de sa chemise, resserre les pans de sa veste, se frotte à nouveau la joue, retourne ses lèvres vers l’intérieur de la bouche comme s’il voulait les engloutir, baisse et relève une fois de plus la tête, se gratte la face arrière de l’oreille, jette un coup d’œil à la caméra, s’accroche au bord de la table comme si elle risquait de s’échapper, s’ébroue, se tortille, se trémousse, tout cela en deux minutes cinquante six secondes desquelles il faut retrancher les quelques moments durant lesquels on ne l’aperçoit pas sur la vidéo.

Comment expliquer tous ces gestes que, si j’osais, je dirais sans queue ni tête ? Youssef Chahed n’a ni tiques ni TOC. Il est jeune, sain d’esprit et de corps. On pourrait penser que le discours, sans doute sans surprises, du responsable américain l’ennuie à mourir. Mais, auquel cas, les gesticulations du Premier ministre seraient désobligeantes pour son interlocuteur. Je crois plutôt que, s’il gigote ainsi, c’est le signe d’une profonde anxiété qu’il ne parvient pas à masquer. Il est devant un vrai homme politique, l’un des principaux ministres de la puissance des puissances, et il a peur. C’est humain.

Il y a quelques semaines à peine, Youssef Chahed était donné partant. Aujourd’hui, tout le monde – à tort – lui jette des fleurs, y compris les politiques et les médias étrangers. Mais les fleurs, comme les baisers de l’aimée, peuvent être empoisonnées (j’allais écrire carnivores) et il est facile de prévoir que tant l’hostilité que les ambitions concurrentes, toujours vivaces, n’attendent qu’une bonne occasion pour se déchaîner contre lui. D’innombrables et incessantes batailles l’attendent immanquablement. Je me demande s’il a les nerfs assez solides pour y faire face.