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Le nouveau texte de loi qui comporte 43 articles, prévoit différentes dispositions permettant d’éradiquer toutes les formes de violence faites aux femmes. Il adopte pour cela une approche globale allant de la prévention jusqu’aux poursuites pénales, sans oublier la protection et la prise en charge des victimes. S’il comporte encore quelques lacunes par rapport aux normes internationales, il constitue incontestablement un acquis tout-à-fait considérable. Mais, il convient toutefois de préciser qu’avant d’arriver à ce résultat historique, les débats entre les différents groupes de députés ont souvent été houleux et notamment au sujet de l’amendement de l’article 227 bis ancien du Code pénal qui prévoyait d’arrêter les poursuites judiciaires à l’encontre de l’agresseur s’il consentait à épouser sa victime.

Notre objectif ici n’étant pas d’étudier l’ensemble des dispositions de cette nouvelle loi, nous nous limiterons justement à l’examen de cet article 227 bis du Code pénal, en le rattachant à l’affaire de cette fillette de 13 ans violée puis mariée par une décision de justice à son agresseur au mois de décembre 2016. Pour cela et afin de mesurer l’impact réel que pourrait avoir le texte nouvellement adopté sur la société tunisienne d’aujourd’hui et de demain, il serait utile de commencer dans un premier temps par un petit rappel des circonstances de l’affaire de cette fillette, avant d’envisager les résistances possibles et envisageables à l’application de ce nouveau texte et les mesures d’accompagnement qui devraient le renforcer.

L’affaire qui a déclenché la réforme législative

L’affaire avait tenu la « Une » des différents médias tunisiens pendant plusieurs jours, avant d’être malheureusement classée, voire oubliée comme un simple fait divers : une fillette de 13 ans, enceinte de 3 mois après avoir été violée par un de ses proches de 20 ans, a dû épouser son agresseur par une décision du tribunal de première instance du Kef, le 05 décembre 2016.

Il est vrai, qu’au moment des faits, l’information n’était pas passée inaperçue. Beaucoup de gens de la société civile se sont mobilisés, ont dénoncé ce qui est arrivé à la victime et demandé l’annulation du mariage. De son côté, le gouvernement avait rapidement réagi, en préparant et approuvant un projet de loi relatif à l’amendement du texte qui a permis cette décision, à savoir l’article 227 bis du code pénal concernant le mariage des mineures. Adopté en conseil des ministres le 30 décembre 2016, ce projet avait été ensuite déposé à l’ARP, pour être examiné en même temps que la loi de base portant sur l’éradication de la violence contre la femme. Il n’était donc plus possible de continuer à admettre qu’une décision de justice, basée sur des textes anachroniques, puisse encore permettre à un agresseur d’échapper à toute sanction.

La décision du juge était conforme à la loi

Mais, dans cette affaire, la première question qui venait à l’esprit était de savoir si le juge n’avait pas commis une erreur en autorisant un tel mariage. Et en fait, la plupart des intervenants le pensaient vraiment et n’hésitaient pas à le dire haut et fort. Plusieurs voix se sont effectivement élevées, à la suite de ces événements, pour condamner cette décision de justice et considérer même qu’elle constituait une sorte de « prime à l’agresseur », qui pourra ainsi, grâce au mariage imposé à sa victime, continuer à en abuser comme bon lui semble et en plus en toute légalité. Or, cette position qui est tout-à-fait louable dans son intention, puisqu’elle prend la défense de la victime, ne semble pas pour autant recevable. Car le juge, auquel elle s’attaque, n’a rien fait d’autre que son devoir, à savoir l’application pure et simple de la loi : sa décision d’autoriser le mariage et d’abandonner les poursuites à l’encontre de l’agresseur a été prise, en effet, sur la base de l’art 227 bis ancien du Code pénal et de l’art 5 du Code du statut personnel.

L’art 227 bis ancien du Code pénal prévoyait « une peine de 6 ans d’emprisonnement en cas d’acte sexuel sans violences sur un enfant de sexe féminin âgé de moins de 15 ans accomplis ». Mais il ajoutait que « le mariage du coupable avec la victime arrête les poursuites ou les effets de la condamnation ». De son côté, l’art 5 du CSP énonce qu’au-dessous de l’âge de 18 ans, « le mariage ne peut être contracté qu’en vertu d’une autorisation spéciale du juge qui ne l’accordera que pour des motifs graves et dans l’intérêt bien compris des 2 futurs époux », comme le cas d’une grossesse de la fille mineure.

La décision du juge répondait aussi à la demande des parents

On peut désapprouver la décision du juge et en condamner les conséquences pour la victime. Mais, il ne faut surtout pas oublier qu’elle n’a été possible, en fait, que par le choix et la volonté des parents.

Ce sont eux qui, après avoir découvert l’acte du viol et ses effets (grossesse de 3 mois), ont choisi d’opter pour le mariage, afin d’étouffer l’affaire et éviter le scandale sur le plan familial et social. C’est donc sur une demande expresse de leur part, que le juge a été invité à intervenir, non pas pour sanctionner l’agresseur, mais pour autoriser le mariage conformément aux dispositions légales. Or, la question qui se pose ici (et qui intrigue) c’est de savoir comment est-ce possible que des parents puissent décider d’ « offrir » leur fille, comme un cadeau, à son violeur ? Cela dépasse l’entendement et la situation devient alors tellement confuse dans notre esprit qu’on serait tenté de qualifier l’attitude des parents d’irresponsable, voire de criminelle.

Mais, quand on prend le temps d’y réfléchir, on se rend compte que ces parents ne sont pas plus méchants que d’autres et ne détestent pas leur fille mineure au point de lui vouloir du mal. Ils n’ont en fait agi de la sorte que parce qu’ils avaient peur du fameux et fâcheux « qu’en dira-t-on ». Ils sont en fait eux-mêmes pris dans un engrenage voulu, codifié et imposé par un ordre moral social traditionnel, conservateur et totalement réactionnaire, basé sur la notion de « sauvegarde de l’honneur de la famille ».

L’honneur de la famille au-dessus de la loi ?

Dans la pratique quotidienne, la société tunisienne, comme toutes les sociétés musulmanes, se donne souvent la liberté d’ajouter aux règles légales écrites d’autres règles nées de certaines coutumes et traditions ancestrales, elles-mêmes basées sur des valeurs particulières comme celle de « l’honneur de la famille ». Or, c’est justement cette notion d’ « honneur de la famille » qui est, en fait, à la base de la dimension réelle du problème posé dans les affaires de viol de mineures. Et il convient de rappeler que, dans nos sociétés arabo-musulmanes, on distingue généralement deux sortes d’honneur : Asharaf et Al’Irdh.

Asharaf (équivalent du concept occidental de « dignité ») désigne l’honneur d’une unité sociale, comme la tribu, la famille, ou l’individu, et peut être sujet à fluctuation positive ou négative aux yeux des « autres ». Le fait qu’un individu ne suive pas à la lettre ce qui est défini et considéré par la société comme une conduite morale adéquate affaiblit le statut social de sa famille ou de sa tribu. Mais, Asharaf de la famille peut aussi être rehaussé et conforté par des attitudes et comportements modèles tels que la politesse, l’hospitalité, la générosité, le courage, etc.

Par contre, Al’Irdh (équivalent du concept occidental de « chasteté » ou de « pureté ») ne désigne que l’honneur des femmes et sa valeur ne peut que se dégrader. Autrement-dit, un comportement exemplaire d’une femme ne peut renforcer ou améliorer son ‘Irdh. Mais si sa conduite s’écarte de ce qui est convenu et accepté par la société, elle peut alors entraîner des dommages et préjudices considérés comme irréparables pour son groupe social.

En outre, Al’Irdh l’emporte sur Asharaf, car l’honneur d’une famille dans nos sociétés arabo-musulmanes, peut être gravement atteint quand la chasteté d’une de ses femmes est violée ou quand celle-ci jouit d’une mauvaise réputation. Par conséquent, la violation de l’honneur (Al’Irdh) d’une femme entraine en général une action drastique, pouvant aller jusqu’à son élimination physique pure et simple : c’est le cas de ce qu’on appelle communément « les crimes d’honneur », qui existent encore malheureusement (notamment dans le monde rural) et qui sont souvent maquillés en suicides ou en accidents.

Le problème du viol sur mineure, dans nos sociétés, est donc toujours vécu comme un drame familial et un moment très difficile, où on assiste souvent à une inversion des rôles : c’est la famille qui endosse l’habit de la victime et la fille violée celui du coupable de ce « préjudice atroce » qu’elle aurait fait subir à l’ensemble des membres de son groupe familial.

Et pour éviter le scandale et vite étouffer l’affaire de ce viol, les parents ne laissent pratiquement aucun choix à leur fille mineure et l’oblige donc à accepter (comme un moindre mal) le mariage avec son agresseur. Profitant ainsi de la tutelle qu’ils exercent sur elle, puisqu’elle est encore mineure, ils demandent l’intervention du juge et trouvent (en Tunisie) dans l’ancien texte de l’art 227 bis du Code pénal la base légale dont ils ont besoin pour célébrer ce mariage et assurer leur propre tranquillité. Peu importe ce qui arrivera à la fillette par la suite. Ce sera toujours considéré comme étant moins grave que de se retrouver avec un honneur de la famille souillé par un acte non conforme aux règles de bonne conduite dictées par la société.

Les apports du nouveau texte doivent être accompagnés

En procédant à la révision de l’art 227 bis du Code pénal, le législateur tunisien a donc mis fin à une anomalie et sifflé la fin de la récréation. Il a ainsi abrogé un texte devenu caduc, totalement dépassé par le temps et surtout en totale contradiction avec la nouvelle Constitution de 2014 qui précise dans son article 46 que « …L’Etat prend les mesures nécessaires afin d’éradiquer la violence contre la femme ».

Désormais, l’art 227 bis modifié du Code pénal retire donc aux violeurs toutes les possibilités dont ils avaient pu bénéficier jusqu’à présent pour pouvoir échapper à toute sanction et à toute poursuite.

Dans sa nouvelle version, cet article précise qu’ :

  • « Est puni de 6 ans d’emprisonnement quiconque a des rapports sexuels avec une mineure de moins de 16 ans, même avec son consentement ».
  • Il prévoit également « des peines de 5 ans d’emprisonnement pour quiconque a des rapports sexuels avec une fille de plus de 16 ans et de moins de 18 ans même avec son consentement, ainsi qu’un doublement des peines si la personne est de l’entourage proche ou qu’elle exerce sur elle une influence ».
  • Enfin, il prévoit aussi toutes sortes de mesures de prévention, d’accompagnement et d’assistance aux victimes de tels forfaits.

Il y a là donc indéniablement un nouvel acquis et une évolution historique importante pour la femme, l’enfant et la famille toute entière, que certains n’hésitent pas à qualifier de « révolution législative ». Mais, ceci-dit et sans vouloir faire preuve d’un excès de pessimisme, on peut considérer que le plus dur reste à faire : car ce texte, qui constitue certes dès à présent et pour l’avenir une nouvelle base légale assez appréciable, restera probablement insuffisant, tant qu’il n’est pas accompagné d’une réelle transformation des mentalités.

Or, on le sait, les mentalités sont souvent difficiles à changer et il n’est pas certain qu’une simple évolution législative soit capable d’effacer rapidement ce qui a été inculqué aux gens pendant des générations entières. Ceci est d’autant plus vrai que la Tunisie traverse actuellement une période où des esprits rétrogrades et obscurantistes issus de l’islam politique sont de plus en plus présents et agissants sur la scène publique et notamment dans les écoles et les mosquées.

Seule donc une grande vigilance et un changement des programmes scolaires conçu sur la base de cette réforme législative et d’une éducation sexuelle décomplexée pourraient, à la longue, préparer les jeunes générations (filles et garçons) à concevoir leurs relations sur des bases saines et loin de toutes formes de perversité. Une campagne nationale d’information et de sensibilisation auprès des parents, pour les impliquer dans cet effort, pourrait les aider eux aussi à dépasser leurs propres contradictions et à mieux gérer les risques pouvant toujours arriver à leurs enfants.

Conclusion

La révision de l’art 227 bis du C.P est une victoire pour toutes les victimes de viol et notamment les mineures d’entre elles. C’est un nouveau pas important pour la société tunisienne sur la voie de la réalisation des objectifs de la révolution et la consolidation des acquis du Code du statut personnel. Il doit, toutefois, en appeler d’autres pour faire en sorte que nos lois, d’une façon générale, soient en conformité avec la nouvelle Constitution de 2014 ; ce qui est malheureusement loin d’être le cas pour le moment.

Enfin, signalons que le problème du viol des mineures n’est pas propre à la Tunisie, mais concerne aussi la plupart des pays arabes : l’Algérie, l’Irak, la Libye, la Syrie, le Koweït et même les Territoires Palestiniens continuent à avoir des législations qui encouragent le mariage entre un violeur et sa victime.

Fort heureusement, quelques évolutions positives ont été enregistrées ces dernières années, avec notamment :

  • En 1999, l’Egypte a procédé à une réforme législative sur ce point.
  • En 2014, le Maroc a abrogé l’art 475 de son C.P, suite au suicide en 2012 de la jeune fille « Amina El Filali », mariée à l’époque à son violeur alors qu’elle n’avait que 16 ans.
  • En 2017, le Liban a également abrogé l’article 522 de son C.P qui consacrait l’impunité du violeur s’il épousait sa victime.
  • En 2017 encore et suivant probablement l’exemple tunisien, le parlement jordanien vient d’abolir une loi qui autorisait, jusque-là, un violeur à épouser sa victime.

Espérant que ces évolutions encourageantes se multiplient encore et que d’autres pays arabes et / ou musulmans aillent dans le même sens et comprennent enfin, une bonne fois pour toutes, que « la robe blanche ne peut jamais effacer un viol, surtout d’une mineure ».