Je crois que je ne devrais jamais me prononcer sur un texte sans l’avoir lu au moins deux fois. Sinon, je me trompe. Prenez par exemple la tribune de Kamel Daoud intitulée « Le prochain Printemps arabe ? Les droits de la femme ». Elle est  parue le premier de ce mois dans le New York Times et reprise intégralement dans La Presse. Je l’ai d’abord lue rapidement et j’ai écrit ceci :

Je me demande combien on l’a payé pour écrire des insanités pareilles. Notez bien que je ne me demande pas s’il a été payé ou non ; j’affirme comme ça, sans preuve, qu’il a été payé et je m’interroge sur la somme perçue. D’une certaine manière, c’est faire preuve de complaisance : il avait une marchandise, sa plume et sa notoriété, il l’a vendue. C’est une opération commerciale. Ni plus ni moins. Si, de sa seule initiative, il avait écrit que Béji Caïd Essbsi était « le bon révolutionnaire arabe du moment », cela aurait été particulièrement dégoutant. Comment imaginer en outre que gracieusement un homme honnête présente notre président comme « avocat de formation et ancien militant de la décolonisation » alors que l’essentiel de sa carrière a consisté à servir l’autoritarisme de Bourguiba puis la dictature de Ben Ali ? Comment penser qu’une personne honorable, dotée d’un certain sens de la dignité, puisse écrire de sa propre volonté que le chef de l’Etat tunisien est « la figure de proue du mouvement réformiste dans le monde arabe » ? On ne le peut pas. Seul un individu parfaitement méprisable le pourrait. C’est pour ça que je préfère supposer que Kamel Daoud a été payé, et sans doute grassement, pour rédiger ce texte qui, dans sa manière, ressemble à s’y méprendre aux articles de propagande benaliste que l’ATCE commandait à des intellectuels et journalistes étrangers, à l’approche des échéances électorales, comme les présidentielles.

Puis j’ai eu un doute. Je me suis dit que Kamel Daoud avait une trop haute opinion de lui-même pour se satisfaire d’un rôle de mercenaire. Rémunéré ou non, il ne pouvait se contenter de faire le panégyrique idiot du président tunisien.

Alors, j’ai relu sa tribune et j’ai écrit ceci :

Evoquant les récentes déclarations de Béji Caïd Essebsi concernant l’égalité successorale et le droit des Tunisiennes musulmanes d’épouser un non-musulman, Kamel Daoud leur trouve « le mérite de mettre en lumière l’essentiel de ce qui doit encore se faire dans le monde musulman pour achever les printemps arabes ». Une phrase étrange qui suggère, contre toute attente, que les « printemps arabes » auraient déjà pour une grande part réalisé leurs promesses. Que peut bien signifier cette phrase si l’on admet que son auteur est pourvu du minimum d’intelligence requis pour obtenir un prix littéraire français et qu’il n’est pas dans l’ignorance totale de la situation actuelle dans les pays arabes ? Que peut-il donc entendre par « l’essentiel » et par « achever les printemps arabes » quand on sait les désastres meurtriers en Irak, en Syrie et en Libye, les bains de sang au Yémen, le despotisme militaire égyptien, la contre-révolution rampante en Tunisie et la répression des révoltes du Rif marocain ? Pour toute personne un peu sensée, la situation tragique du monde arabe aujourd’hui n’épargne pas plus les femmes que les hommes. Or, Kamel Daoud est une personne sensée qui sait parfaitement qu’au-delà de l’inégalité dont les femmes sont victimes, ce qui caractérise aujourd’hui la majorité des pays arabes, c’est l’égalité de la misère, des prisons et des fosses communes. On ne peut donc le croire lorsqu’il se pose en avocat du droit des femmes. Alors ? La clef, il nous la donne en conclusion : « M. Essebsi a ouvert une brèche énorme dans le socle du conservatisme musulman, et a créé un antécédent unique, validant divers mouvements féministes et intellectuels. Sa prise de position n’a pas encore été appréciée à sa juste valeur: elle est révolutionnaire — copernicienne, même. Le président tunisien a clamé l’égalité de la femme dans le monde arabe, un univers social où la Terre semble encore plate. »

On comprend mieux ainsi ce qu’il entend par « l’essentiel » et par « achever les printemps arabes ». Ces derniers ne représentent pas pour lui la possibilité de voir advenir la démocratie, la souveraineté populaire et la justice sociale mais l’occasion pour le monde arabe de se débarrasser de ce qui en fait « un univers social où la Terre semble encore plate », c’est-à-dire de l’islam. Et « l’essentiel » ce ne sont pas les droits des femmes pour les femmes mais les droits des femmes en tant que moyen de combattre l’islam. Béji Caïd Essebsi est un révolutionnaire, nous explique Kamel Daoud, parce que nous vivons au moyen-âge de l’Europe. Il aurait été plus judicieux d’écrire : Béji Caïd Essebsi achève la révolution comme on achève un blessé.