Le projet de loi initial n’a rien à voir avec celui voté le 13 septembre. La commission de la législation générale au sein de l’ARP a apporté des modifications essentielles à la loi qui a finalement été retenue. Ce qui pourrait être interprété comme étant une infraction à l’article 62 de la constitution qui ne permet qu’à trois parties l’initiative législative: la présidence de la république, la présidence du gouvernement ou au moins 10 députés. Dans le cas présent, l’initiative revient donc à la commission de la législation générale. En effet, l’ancien projet de loi n’a jamais été retiré. Il existe d’ailleurs une jurisprudence de la cour sur ce sujet: la décision numéro 02/2015 du 08/06/2015 qui a considéré le projet de loi du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) inconstitutionnel pour les mêmes raisons.

Lors du vote, les mesures prévues par l’article 114 de la constitution ont également été violées, selon les requérants. En effet, cet article dispose la consultation obligatoire du CSM avant le vote sur les projets de loi concernant la justice. D’ailleurs, le conseil lui-même a demandé à l’ARP une prolongation pour rendre son avis, mais le vote sur le projet a quand même été programmé pour une session extraordinaire. Les deux cas où la jurisprudence du « délai raisonnable » peut être invoquée ne sont, dans ce cas, pas valables. Il n’y a ni urgence, ni incapacité matérielle de demander l’avis.

Près d’une dizaine d’articles de la constitution concernés

Le premier argument cité dans la requête est le non-respect du préambule de la constitution qui a valeur constitutionnelle. En effet, son premier paragraphe dispose que la rupture avec la corruption et l’inégalité sont parmi les buts de la révolution tunisienne. Or, ce projet de loi prévoit d’amnistier les fonctionnaires et assimilés ayant commis un ou plusieurs des crimes suivants sous les anciens régimes: abus de fonction ou de pouvoir, infraction des lois et réglementations en vigueur, atteinte à l’administration, participation à des crimes de corruption et détournement de l’argent public.

L’article 148, paragraphe 9, a également été invoqué. Le processus de justice transitionnelle, qui est également constitutionnalisé, contient 4 éléments indivisibles. Le premier est d’établir la vérité, le second : rendre justice, le troisième : indemniser les victimes et le dernier, la réforme des institutions afin de s’assurer que des infractions ne seront plus commises dans le futur. Ces éléments doivent avoir pour fin la réconciliation nationale. Pourtant, ce projet de loi se contente d’abandonner la poursuite pénale et d’amnistier les fonctionnaires publics concernés sans avoir réalisé les étapes de la justice transitionnelle. Cela a poussé les députés ayant fait recours à questionner la légitimité d’appeler cela une loi de réconciliation, qui devrait être le résultat d’un processus cohérent et transparent et non pas un but en soi ou un moyen d’éviter les poursuites. Le projet de loi en question ne permet ni de lever le voile sur les infractions commises entre le 1er juillet 1955 et le 14 janvier 2011, ni de connaître l’identité des personnes ayant commis ces infractions, ni d’indemniser l’Etat, les collectivités locales et les personnes physiques ou morales endommagées. C’est un ébranlement en amont du processus de justice transitionnelle. Les prérogatives de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) pour présenter des recommandations quant à la réforme des institutions publiques en deviennent quasi-caduques.

Les requérants ont, de plus, cité le troisième paragraphe de l’article 10 qui dispose : « Il (l’Etat) veille à la bonne gestion des deniers publics et prend les mesures nécessaires pour les utiliser conformément aux priorités de l’économie nationale. Il agit en vue d’empêcher la corruption et tout ce qui est de nature à porter atteinte à la souveraineté nationale. ».  Il y a également atteinte aux dispositions de l’article 15. Il n’est pas difficile d’imaginer que, dans un pays gangrené par la corruption, l’absence de punition encouragera encore plus le maintien des mêmes pratiques illégales. Ce projet de loi ôte la qualification de criminels aux fonctionnaires publics, ou ceux s’y apparentant, ayant commis des crimes de corruption. Plus grave encore, il y aura amnistie des fonctionnaires ayant été déclaré coupables par les tribunaux, et dont la culpabilité a donc été prouvée. L’intégrité du fonctionnaire public ne se réduit pas à ne pas tirer profit personnel de situations illégales, mais aussi à respecter les lois et réglementations en vigueur. Le risque de complaisance dans le sentiment d’impunité et d’infraction de la loi sous prétexte qu’il n’y a pas eu enrichissement ou profit personnel est conséquent.

L’article 108 est aussi remis en cause. Celui-ci dispose, entre autres, que « Les justiciables sont égaux devant la justice ». Or, les complices et ceux qui ont bénéficié des crimes de corruption ne sont pas concernés par cette loi. Cela est contraire au principe même de l’amnistie qui ôte le qualificatif de « crime » à des actes spécifiques, le résultat devant bénéficier à tous les intervenants dans l’infraction, en application de la règle d’égalité. D’après les requérants, l’article 28 n’a pas non plus été respecté, notamment parce que certaines personnes concernés par l’article 96 du Code pénal ne sont ni des fonctionnaires, ni assimilés. Il se peut donc qu’il y ait amnistie également pour cette catégorie là parce que le projet de loi en question renvoie explicitement à l’article 96.

Des principes fondamentaux du Droit ignorés

L’article 20 de la constitution dispose que les conventions et traités ratifiés par la Tunisie sont supra-légaux. C’est également une règle consensuelle de Droit à travers les législations du monde. Or, le projet de loi en question est contraire à plusieurs dispositions de la Convention des Nations Unies contre la corruption, ratifiée par la Tunisie en 2008, notamment dans ses articles 1, 5 et 8. Il y a d’ailleurs jurisprudence du conseil constitutionnel dans une affaire semblable de 2005, ayant déclaré l’inconstitutionnalité d’un projet de loi pour sa non-concordance avec les dispositions d’une convention internationale à laquelle la Tunisie a accepté de se soumettre.

De plus, la forme même du projet de loi a été contestée. L’article 65 de la constitution dispose que les lois d’amnistie ne peuvent être que des lois normales, alors que le projet de loi est une loi organique. Cela pourrait être interprété comme une tentative pour saper les prérogatives de la loi, également organique, sur la justice transitionnelle de 2013 en créant une institution parallèle. Plusieurs autres principes fondateurs de la justice ont été bafoués, à l’instar du double degré de juridiction, puisque les décisions de l’instance judiciaire prévue par le projet de loi ne peuvent être contestées. Cette règle est pourtant un des piliers du procès équitable. Il y a également eu évocation des articles 102 et 109 qui interdisent d’intervenir dans le fonctionnement de la justice et garantissent l’indépendance de celle-ci. Ou encore, l’article 110 disposant « … La création de tribunaux d’exception ou l’édiction de procédures dérogatoires susceptibles d’affecter les principes du procès équitable sont interdites …».  Des éléments cruciaux comme la garantie des droits de la défense ou la possibilité de recours contre les décisions de l’instance judiciaire créée sont, effectivement, absents du projet de loi de la réconciliation administrative.

Ayant été présenté dans les délais prévus par la loi et présentant des arguments solides contre le projet de loi de la réconciliation administrative, ce recours a toutes ses chances d’être validé par l’instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi, ce qui annulera la loi en question. A moins que d’autres considérations politiques influent sur la décision des magistrats.