La Méditerranée est un immense cimetière. Un dépotoir pour tous ces jeunes dont personne ne veut. Hier encore, dimanche plus précisément, un petit bateau avec à son bord 70 volontaires à l’émigration clandestine a coulé – ou a été coulée – au large de Kerkennah. Parmi eux, 38 ont pu être sauvés. Les autres, pour la plupart, on ne sait pas ce qu’ils sont devenus. Ils ont probablement sombré. Huit corps seulement auraient en effet été repêchés. D’une certaine manière, ils ont eu de la chance. Ils ne figureront pas dans les statistiques anonymes des « disparus ». Ils seront enterrés et leurs familles les pleureront. Pour nous, ils resteront des morts sans nom. Un chiffre, huit, qui s’ajoutera à tous les chiffres de ceux qui ratent leur évasion. 220 candidats à l’émigration auraient péri en mer depuis le début de l’année, selon des bilans de presse. Maintenant, ils sont au moins 228 sans compter ceux dont les corps sont perdus.

Le petit bateau n’a pas coulé tout seul. Il a été heurté par un navire de la marine militaire, le « Sadr Baal », Hasdrubal, fils d’Amilcar, qui a tenté de l’intercepter pour le contraindre à rebrousser chemin. Un regrettable accident, déplore le ministère de la défense. Mais ce n’est pas le premier accident du genre. En février 2011, nous rappelle un communiqué de presse du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), un autre navire militaire, le « Liberté 302 », avait été la cause d’une tragédie similaire. Les militaires tunisiens et autres garde-côtes chargés de la lutte contre l’émigration clandestine, sont-ils innocents ? Oui, si l’on s’en tient à l’imprévisibilité et au caractère contingent et involontaire du drame. Certainement pas si l’on garde à l’esprit que ces accidents comme les milliers de cadavres qu’avale chaque année la Méditerranée ne sont pas le fait du hasard mais le résultat nécessaire, pour ne pas dire souhaité, d’une guerre qui ne dit pas son nom. Lisez la presse, lisez les rapports et les communiqués officiels tunisiens, jetez un coup d’œil sur les documents publiés par l’Union européenne, vous y trouverez des tas de formulations mais nulle part il ne sera avoué que la lutte contre l’émigration clandestine, une forme de marronnage comme une autre, est une guerre, une guerre contre les pauvres. Une guerre contre les plus pauvres. Une guerre, en Tunisie, contre ceux de ces « régions de l’intérieur »  qui n’ont rien, ceux de cet « intérieur » des grandes villes qui n’ont rien, ceux que l’on méprise,ceux qui font peur,ceux qui seraient arriérés, archaïques, conservateurs, pré-modernes,incultes, hors l’histoire, inciviques, incivilisés, fauteurs de troubles, contrebandiers, voyous, jihadistes, tribalistes, drogués, ceux que l’on rejette, qui n’ont même pas le droit de partir mais dont, à vrai dire, on aimerait bien être débarrassé.Une guerre, sur l’autre rive, contre le pauvre malfaisant,contre le sous-homme, contre l’Arabe, le Noir, le Musulman, le Terroriste, le Délinquant, le Violeur de femmes, une guerre contre la pollution humaine, contre ces êtres qui salissent l’Europe, qui l’empuantissent, qui la défigurent, qui l’empêchent de se reconnaître elle-même. Cette guerre, menée main dans la main des deux côtés de la Méditerranée, est une seule et même guerre. Les morts de dimanche dernier en sont les victimes.

A propos des représentations du naufrage de la Méduse, l’écrivain allemand Ernst Jünger écrivait dans son Journal, le 7 juin 1943 : « Le caractère éloquent de ces naufrages, dont j’ai récemment étudié toute une série, c’est que ce sont des fins du monde en petit ».