Non sans causticité, Mustapha Z. de Nidhal Chatta prend la tangente. En frottant son quatrième long-métrage à la dernière lettre de l’alphabet, qui lui sied bien d’ailleurs, l’auteur de l’excellent No Man’s Love (2001), se poste pendant une journée aux côtés de Mustapha, un quadragénaire aussi effacé qu’une journée d’automne où se passe son histoire, à la veille des premières élections présidentielles en post-révolution. Dans la peau de ce chroniqueur radio, Abdelmonem Chwayet trouve un personnage à sa mesure, se démenant mal et en prise avec tout le monde – ou presque. Sa colère n’est peut-être pas loin. Serait-ce cependant une colère de guignol ? Rien n’est moins sûr.
C’est d’un type à coté de la plaque, à qui tout peut arriver, que Nidhal Chatta brosse le portrait, par petites touches brèves et cursives. La spécificité de Mustapha est de n’en pas présenter plus que n’importe qui d’autre. Les fausses piqûres en gros plans nous préviennent : quand il se regarde silencieux dans la glace, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez lui. Les symptômes nous seront lancés l’un après l’autre au visage – de la dent de sagesse aux yeux et à la tête, en passant un peu plus tard par la pose pipi. C’est qu’il est mal dans sa peau. Incapable de rajuster le curseur amoureux avec sa femme face à leur rupture annoncée, il ne se sent pas moins méprisé par son fils. Encore faut-il bien la mériter, cette fatalité. Car si sa patronne ne tardera pas à le licencier sans autre motif que sa docilité, Mustapha n’est pas non plus épargné par mère manipulatrice. Malgré tout, ce quadragénaire à la dérive encaisse avec le minimum syndical de dignité.
Si, par certains aspects, le film n’était que cela, on comprendrait mal la forme que Nidhal Chatta lui a donnée. En la réchauffant par quelques ingrédients de la comédie loufoque, Mustapha Z. mijote surtout sa recette fictionnelle avec la loi des séries : quand quelque chose tourne mal, le reste s’ensuit presque automatiquement en une cascade improbable de coups du sort qu’on n’a pas cherchés. C’est au galop, en effet, que le film enfilera ses huit chapitres en cartons, en une progression qui veille à sérier les problèmes. Avec un couple qui bat de l’aile, un licenciement pas plus absurde qu’une vie à vau-l’eau, tout est destiné chez Mustapha à devenir kafkaïen, à force de lui tourner le dos. Kafkaïen, c’est-à-dire comique quand tout est ajourné à la veille des élections ; ridicule surtout quand l’horodateur ne fonctionne pas sur la place où il vient de stationner sa voiture, elle aussi tombée en panne d’essence. Mais à tout cela, la loi vient ajouter quelques grammes d’absurdité. Le style désinhibé de cette tornade de catastrophes sera décuplé quand Mustapha se précipite dans sa bagnole au moment où la grue de remorquage municipale s’apprête à l’amener à la fourrière. C’est au spectateur dès lors de guetter les décomptes.
Le comique, ordinaire et montré du doigt, est si bien intégré à la mécanique sociale de la loi qu’il est partout – jusque dans le refus de l’anti-héros d’entrer dans son jeu. À l’actif de Mustapha Z., une intelligence dans la mise en scène qui leste la voiture de l’épaisseur d’un personnage à part entière, offrant au protagoniste, pendant et après son trajet vers la fourrière, le moyen de prendre les choses en main. Là, Mustapha cesse d’encaisser et décide de réagir. C’est simple comme chou : il s’enferme dans sa bagnole ! De la résignation au ras-le-bol, la conséquence sera bonne à déjouer son inertie. Et tout ce que la caméra va dérouler sous nos yeux sera contaminé par cette décision.
Il faut dire qu’en mettant son protagoniste à deux doigts du coup de boules, Mustapha Z. se ménage assez de latitude dans les dialogues comme dans les cadrages pour obtenir l’effet dramaturgique escompté. On le voit au moins à la manière très subtile dont la position de Mustapha se décentre progressivement vers les bords du cadre, à mesure que sa langue se relâche vis-à-vis du système. C’est à la fois la clé du film et l’implication logique de la décision du protagoniste, enroulée autour du coup de gueule qu’il diffusera en ligne et qui fera le tour du web. Seule manière pour lui d’alarmer les autorités et de reconquérir son fils. Mais si son épouse Farah, pas plus que le vieux gardien de la fourrière ou la policière, ne parvient à le dissuader, et si seul le ministre appelé à la rescousse réussira à le faire, est-ce déjà gagné pour lui ? Entre ce qui est joué d’avance et ce qui ne l’est pas encore, il est sans doute permis d’en douter.
On regrettera toutefois que l’intelligence d’un retour de manivelle devant lequel la chute de Mustapha Z. nous laisse témoins, soit interdite à d’autres scènes. Fort du jusqu’au-boutisme de son scénario, le film met par moments de gros sabots. Inutiles, par exemple, sont les rallonges entre certains plans de l’ambiance électorale dans les ruelles de la capitale. Inégaux sinon mal conduits paraissent les segments où la foule se presse devant la fourrière pour filmer Mustapha coincé dans sa voiture. On a l’impression que Nidhal Chatta, tout en prenant la tangente, troque parfois la rigueur de la mise en scène au profit d’une facilité de composition. Mais une chose est sûre : parce qu’il ne déroge pas à l’ultime lettre de l’alphabet à laquelle le sort de son protagoniste reste accolé, Mustapha Z. réussit sans prétention à nous offrir une pinte de bon sang.
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