J’ai connu Noura au tout début des années 80, en 1981 ou en 1982, je ne sais plus exactement. Peut-être, l’ai-je croisée pour la première fois au Phare, cet éphémère hebdomadaire indépendant dont nous espérions faire un grand journal, ou dans un de ces cercles de « recomposition de la gauche » qui foisonnaient à cette époque de pâle éclaircie démocratique. Pendant de nombreuses années, nous nous sommes vus régulièrement, une ou deux fois par semaine. Juste pour prendre un café et rigoler ensemble ou dans l’une ou l’autre des activités militantes qui nous unissaient alors. Puis nos rencontres se sont espacées. Dans les années 90, les années les plus noires de la dictature de Ben Ali, nous avons participé ensemble à quelques initiatives politiques dont la principale a été la fondation du Conseil national pour les libertés en Tunisie. C’était en 1998. En 2003, je me suis installé en France et ce n’est qu’après mon retour à Tunis au lendemain de la révolution que je l’ai retrouvée. Depuis, je n’ai pas eu souvent l’occasion de la voir mais Noura est une des rares personnes dont je puisse dire, avec le cœur, « c’était mon amie ».

Noura Borsali était passionnée de littérature et de cinéma. Mais je pense que par-dessus tout elle était une combattante, une moujahda. Ses nombreux articles, les livres qu’elle a composés représentaient pour elle une façon d’allier son amour pour l’écriture à un engagement militant qui n’a jamais craint de prendre des risques. Si elle n’a jamais été membre d’aucun parti, peu nombreuses auront été les initiatives démocratiques, pétitions, comités de lutte, associations de résistance, rassemblements dans la rue, dont Noura n’aurait pas été partie prenante ou qu’elle n’aurait pas d’une manière ou d’une autre soutenus.

Brouillonne et bouillonnante, sa pensée politique est difficile à cerner. Elle était moderniste, progressiste, démocrate, nationaliste tunisienne, féministe, tournée vers la francophonie, inspirée par les Lumières et certainement sensible au tiers-mondisme. Elle a sans doute aussi subi quelques influences de la gauche marxiste tunisienne, longtemps hégémonique dans l’opposition tunisienne. J’aurais tendance à dire qu’en elle se combinaient le meilleur du bourguibisme et le meilleur des vieilles traditions de l’UGTT. De toutes ces références, dans lesquelles probablement elle ne se reconnaîtrait qu’en partie, Noura Borsali avait la faculté extraordinaire de ne retenir dans sa pratique militante que les caractères qui s’accordaient le mieux avec sa passion pour la justice et sa haine de l’autorité arbitraire. Noura était bien sûr le produit de notre histoire, de son parcours familial, du milieu dans lequel elle évoluait, mais elle était aussi autre chose que, si j’osais, je dirais universel : elle était un condensé de révolte contre l’injustice. La justice n’était pas seulement pour elle une morale, un idéal intellectuel, mais un besoin, je serais tenté de dire un instinct. Et son instinct avait la bonne idée de tomber généralement pile du bon côté de l’échiquier politique, c’est-à-dire du côté des résistances à l’oppression.

J’ai une « théorie » concernant la poigné de militants de l’opposition démocratique et de gauche qui se sont entêtés, vaille que vaille, à lutter contre la dictature, pendant trente ou quarante ans voire plus encore. Noura Borsali en fait bien sûr partie. Ces militants ont enduré, sinon tous la répression la plus brutale, la torture et la prison, du moins les persécutions au quotidien, la peur et l’incertitude, les défaites et les déceptions successives, les conflits internes, les manipulations, les trahisons et, peut-être surtout un profond sentiment de solitude. Ce type de trajectoire produit une sélection darwinienne tout à fait perverse. Un militant « normal » ne tient pas le coup. Il résiste un tant soi peu puis il craque. Ou alors, il renonce progressivement à ses engagements, emporté par les impératifs de tous les jours, le travail, l’amour ou la vie de famille. Un héros par contre n’est pas normal. Par définition, dirais-je. Dans des conditions comme celles qui ont été si longtemps les nôtres en Tunisie, seuls sont capables de survivre comme militants pendant de longues décennies, sans discontinuer, ceux qui ont une personnalité très particulière, forgée parfois par les nécessités même de la survie politique en milieu hostile : les ambitieux, amoureux du pouvoir, sans scrupules et cyniques, les mégalomanes, convaincus d’avoir une mission historique qui leur donne, avec tous les droits, le devoir du sacrifice et, minoritaires, très minoritaires hélas, quelques individus idéalistes, habités par leur foi, qui s’acharnent malgré les souffrances et les déconvenues à poursuivre un combat qui leur semble juste et nécessaire.

Noura Borsali faisait incontestablement partie de ces derniers. Mais l’idéalisme de l’espèce militante à laquelle elle a appartenu a aussi son revers. Il est aussi un idéal de pureté. Et la pureté, quand elle se mêle de politique, entretient le plus souvent avec elle un rapport conflictuel. En vérité, elles ne sont que modérément compatibles. L’histoire n’aime pas les abstractions. Noura n’avait pas plus de patience avec le despotisme qu’elle n’en avait avec une opposition au despotisme, nécessairement infecté par son contraire. A la pureté des fins, elle associait la pureté des moyens. Irréductible, indomptable, incorruptible, Noura était une dissidente totale, tant dans son rapport au pouvoir qu’avec les militants dont elle partageait les objectifs. Sa saine intransigeance la portait parfois à être aveugle à ce que j’appellerai prudemment des impératifs tactiques dans lesquels elle voyait, pas toujours mais souvent avec raison, de mauvais alibis destinés à masquer quelques manœuvres indignes. Quand on voit trop clair, on voit mal ou on voit ce que l’on ne doit pas voir. Noura la Juste, Noura el Moujahda, était ainsi. Il lui arrivait d’être maladroite, de ne pas savoir tenir sa langue quand il eut mieux fallu se taire, de se tromper comme tout un chacun, mais elle était toujours droite et fidèle à elle-même. Elle avait des convictions, de belles convictions, et elle s’y est tenue. Je pleure une femme d’honneur.