Je laisse aux connaisseurs le soin d’analyser dans le détail la spirale des causes et des effets qui ont abouti à ce résultat dramatique dont il est difficile, à l’heure qu’il est, de prévoir les conséquences à venir. Que les Etats-Unis, Israël et l’Arabie saoudite s’entendent pour porter un coup décisif à la cause palestinienne n’est certainement pas pour nous surprendre. Ce n’est du reste pas nouveau. Mais que le chef de la première puissance mondiale n’hésite plus à prendre une décision aussi grave n’est pas un événement habituel. La reconnaissance officielle par les Etats-Unis de l’annexion d’El Qods par l’Etat juif colonial constitue assurément un tournant. On ne saurait y voir la simple expression du tempérament brutal, belliciste et aventuriste d’un président odieusement islamophobe, attaché qui plus est aux pires dogmes de l’extrême-droite néo-conservatrice. Elle consacre un basculement tragique des rapports de forces au détriment de la résistance palestinienne qui est, en premier lieu, le résultat des reculs et des défaites successives du processus révolutionnaire engagé en 2011 dans l’ensemble de la région arabe.

Je n’évoquerai pas les lâches protestations, volontairement impuissantes, des chefs d’Etat et autres dirigeants du monde arabe. Elles n’émeuvent plus grand monde et bien naïf qui leur apporterait encore quelques crédits. Il y a bien longtemps que pour eux le peuple palestinien ne représente plus qu’un fardeau dont ils aimeraient bien se débarrasser ou un alibi national pour justifier leur dictature. Si l’on peut supposer quelque sincérité dans leur embarras actuel, il ne faut pas la voir ailleurs que dans la crainte que la déclaration de Trump n’aggrave une instabilité régionale, déjà difficile à gérer. Je n’excepterai pas non plus nos dirigeants de ce jugement. Y compris la direction d’Ennahdha qui se soucie bien plus d’intégrer l’Etat et les réseaux du capital que du caractère sacré d’El Qods. Il y aurait tout lieu, par contre de se réjouir des grandes manifestations de rue qui, dans tous les pays arabes où cela était possible, ont  témoigné de la persistance de l’attachement populaire à la cause palestinienne. Mais, pour dire les choses telles qu’elles sont, ce n’est pas sans une pointe d’amertume que j’ai observé ce déferlement de colère et de dignité, triste répétition, en vérité, d’autres mobilisations similaires que nous connaissons depuis des décennies à chaque agression ou guerre israélienne. On s’est toujours interrogé sur l’impact véritable de ce type de mobilisations, sur leur capacité à influer sur les gouvernants et à faire hésiter voire reculer l’ennemi. Le doute, le sentiment d’impuissance, n’empêchaient pas pourtant de considérer ces formes de protestation comme un devoir, en attendant de pouvoir faire plus.

Cette fois, cependant, ces manifestations, leurs slogans, les cris de fureur de leurs animateurs, loin de m’exalter comme c’était le cas auparavant, suscitent en moi un sentiment mêlé d’empathie avec la masse des manifestants et de rancœur à l’encontre des organisations politiques, syndicales, associatives ou autres, pas toutes heureusement, qui s’affirment solidaires du peuple palestinien mais qui l’ont trahi au moment décisif de notre histoire collective. Ces organisations, ces leaders nationalistes arabes ou de gauche s’insurgent aujourd’hui contre le président américain, ils appellent à la mobilisation et à la résistance, ils dénoncent la trahison des gouvernants arabes, ils proclament leur soutien indéfectible à la résistance palestinienne, alors qu’ils s’acharnent depuis 2011 à creuser sa tombe. « Ouin ouin ouin, ouin el jamahir ? », chantent-ils avec Julia Boutros mais lorsque les « jamahir » sont descendus dans la rue, lorsque dans presque tous les pays arabes, la révolution était là ou s’annonçait comme une possibilité imminente, elle ne leur a plu qu’à moitié et ils ne l’ont soutenu qu’à moitié. La révolution réelle ne leur convenait pas. Elle n’était pas à l’image de leurs projets modernistes ou progressistes. Elle était sale, impure, trop populaire en somme, trop « islamiste », bourrée d’inconnus comme l’est toute révolution, entremêlée avec la contre-révolution comme l’est toute révolution, flirtant sans pudeur avec la réaction et l’immonde comme c’est le cas de toute révolution. Elle risquait de les emporter, eux, avec les dictatures contre lesquels elle s’était levée et qu’eux-mêmes avaient combattues.

Depuis longtemps déjà, ils avaient renoncé à l’idée que seule la révolution populaire arabe était en mesure de nous débarrasser de l’Etat sioniste. Ils s’étaient réfugiés, pour les dits radicaux, dans l’idée que les armes palestiniennes, comme avant elles les armes algériennes ou vietnamiennes, étaient capables de vaincre la puissante armée coloniale israélienne. Ils ont espéré que certains Etats arabes, despotiques et mafieux, antipopulaires et pourris jusqu’à la moelle, prétendument nationalistes, pourraient libérer la Palestine par leurs combines diplomatiques ou par des financements conditionnels qui enchaînaient la résistance palestinienne. A ces Etats, contre la révolte des peuples – manipulés disent-ils –, ils ont sacrifié une révolution arabe charriant la boue des années du désespoir avec l’eau claire de la libération. Une révolution qu’ils ont niée et généralement assimilée à un vaste complot impérialiste s’appuyant sur Israël et Daech. La lutte palestinienne aurait pu se voir insérée dans une nouvelle équation stratégique dont les classes populaires des pays arabes auraient été le X prometteur, ils ont préféré le Y de la « transition démocratique » et le Z du retour des dictatures. Le trio gagnant a un nom : Donald Trump/Mohamed Ben Salmane/Benjamin Netanyahou.