Architectes, urbanistes, historiens, universitaires et militants ont lancé le 11 mars dernier un appel à la mobilisation après avoir pris connaissance du projet de loi proposé par le ministère de l’Equipement, de l’Habitat et de l’Aménagement concernant les immeubles menaçant ruines. Cette proposition législative gouvernementale sera soumise à l’Assemblée des Représentants du Peuple au cours du mois d’avril.

A l’aide de visuels provocateurs et d’une pétition, les associations de défense et de promotion du patrimoine bâti sont nombreuses à exiger le retrait du projet, qu’elles estiment être une menace directe contre les édifices historiques, déjà abandonnés par les pouvoirs publics. Conscientes du potentiel danger des bâtiments délabrés, elles demandent une étude concertée et plus approfondie d’une alternative législative. « C’est une loi douteuse et précipitée », avance Adnène Ben Nejma, membre de de l’Ordre National des Architectes Tunisiens et de l’association Edifices et Mémoires à l’origine de la contestation. « Elle incite largement à la démolition en évacuant l’étude de la valeur historique du bâtiment et la possibilité de réhabilitation », résume-t-il, « et cela pour laisser les mains libres aux spéculateurs immobiliers et aux lobbies fonciers dans nos centres-villes, à Tunis, à Sfax et ailleurs ».

Le ministère de l’Équipement, en charge du patrimoine ?

En octobre 2017, l’effondrement d’un immeuble à Sousse relançait le débat public autour du renouvellement urbain et des procédures concernant les « immeubles menaçant ruines » qui peuvent menacer la sécurité de leurs habitants, des passants ou des voisins. Le gouvernement de Youssef Chahed décide alors de se saisir du dossier. Mais le prétexte sécuritaire n’a pas convaincu les experts en la matière. « Dès son élaboration, il n’y a eu aucune communication, aucune coordination, ni entre les ministères ni avec la société civile », déclare Adnène Ben Nejma. Une absence de coordination également contraire aux recommandations faites au sein dudit ministère en termes d’urbanisme. En résulte un document purement technique qui ne distingue pas assez clairement la différence entre édifices à valeur historique et patrimoniale et ceux ne portant pas cet intérêt.

« C’est notamment dans l’article 3 que résident ces contradictions », explique Adnène Ben Nejma. Pour cet architecte, une telle disposition encouragerait la démolition du patrimoine architectural, qu’il soit protégé ou classé comme tel ou non. « On dit que si l’édifice est situé dans une zone sauvegardée ou qu’il est classé, la municipalité devra avoir l’avis du ministère de la Culture avant démolition, mais il n’existe aucune zone sauvegardée », s’indigne l’expert en patrimoine. Les zones sauvegardées sont instaurées par le Code de Protection du Patrimoine de 1994, qui traite d’ailleurs du phénomène des immeubles menaçant ruines. 25 ans après, ce Code tarde à trouver des décrets d’applications précis. « Certains le jugent inapplicable en Tunisie, d’autres au contraire le trouvent à la pointe du progrès, le plus moderne parmi les législations du monde. En fait, son application nécessite des moyens humains et matériels dont la Tunisie ne dispose pas ou ne veut pas disposer », déclarait par ailleurs à La Presse Abdelaziz Daoulatli, historien de l’art et ancien directeur général de l’Institut National du Patrimoine (INP). En outre, une commission dédiée à la démolition existe déjà et requiert l’avis d’un professionnel de l’INP. « Pourquoi ne pas améliorer le fonctionnement de cette commission ? », propose Adnène Ben Nejma. Pour sa part, le ministère de la Culture n’a pas réagi au projet de loi, et n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations.

Histoires et cultures en péril

Crédit photo : Mourad Ben Cheikh Ahmed – Lost in Tunis

Même les zones classées mondialement ne sont pas immunisées. Par exemple, la Médina de Tunis, au patrimoine mondial par l’UNESCO depuis 1979, ne bénéficie pas d’une protection équivalente au niveau national. « C’est absurde, aberrant et très grave », s’exclame Adnène Ben Nejma, qui suggère « au moins la présence des monuments classés à l’échelle mondiale dans la liste des monuments protégés » exempts de démolition. Que dire alors du patrimoine architectural ignoré des institutions nationales et internationales, à l’instar des édifices datant du 19ème et 20ème siècle ?

L’identification et la protection fait déjà défaut : un recensement exhaustif des sites archéologiques sur tout le territoire n’a toujours pas été publié. Par contre, c’est une carte du domaine foncier et immobilier qui a été élaborée. Et au-delà des soucis de forme et des contradictions dans le fond, les opposants au projet de loi soulèvent également les problèmes liés à son application, jugée irréaliste. Le projet du ministère de l’Equipement donne la prérogative aux municipalités et à leurs techniciens, sans prévoir qu’ils ne soient de quelque façon formés, sensibilisés ou accompagnés dans la prise de décision. De plus, dans le cas où le maire ou le technicien se retrouvent face à un monument menaçant ruine classé, ils disposent d’un délai de 4 semaines pour évaluer l’état et la valeur de l’édifice, puis prendre une décision. « C’est impossible », affirme Ben Nejma, « on a besoin de 90 jours au moins, comme pour les permis de bâtir ». Un délai qui coupe court à l’étude d’une éventuelle réhabilitation de l’édifice en question et écarte architectes et historiens de la décision.

Après les élections municipales du 6 mai, c’est le conseil municipal qui pourrait ainsi décider du sort du patrimoine et de sa démolition. En l’absence de zones protégées et sans donner les moyens techniques et humains nécessaires, les immeubles menaçant ruines pourrait aisément être rasés, peu importe leur valeur, en vue de construire par-dessus les vestiges historiques un marché de l’immobilier bien plus lucratif et sujet à la corruption.