S’il n’était pas romancier, sans doute serait-il un contrebandier aguerri, un dealer bien respectable ou un salopard amoureux des oignons. Il serait l’un ou l’autre, parce que tout, chez lui, dit inévitablement le risque et appelle vitalement la fiction. Mais avec Un zéro pour le mort (Dar Al Mutawassit, Baghdâd-Milan 2018), Kamal Riahi passe-t-il aux aveux ? De l’étui du roman à l’ombrelle du journal intime, l’auteur de La Gorille ne change pas plus de gants que de scalpel. Seul le crime diffère, c’est-à-dire le style. Encore faut-il se demander en quoi ce récit de soi serait le plus risqué s’il était le plus personnel de ses textes.

Vu d’un peu loin, à l’heure du tout à l’ego, Un zéro pour le mort est le carnet de bord algérien que le romancier a tenu avec plus ou moins de régularité entre octobre 2009 et avril 2010. Mais vu de près et en se posant, ce journal témoigne d’une porosité entre ce qui appartient en propre à Kamal Riahi, sous le joug de la dictature, et ce qui relève en contrepoint d’un portrait du pays-refuge. Sous sa plume, on assiste ici à une véritable projection dans le séjour de ce jeune père d’un petit enfant de deux ans, diplômé chômeur de son état qui décide de fouler le sol brûlant d’Alger à la recherche d’un gagne-pain. Construit sur le rythme d’une montée au calvaire, Un zéro pour le mort ne perd pas la note qui a dicté sa loi au roman Le Scalpel : « Où est-ce que je vais dormir cette nuit ? ». Car c’est de là, dans la matière cruelle du vécu, que s’est écrit ce texte en mouvement.

Intime, ce journal l’est parce que Kamal Riahi, l’auteur du texte, en est aussi le sujet, c’est-à-dire l’auteur de sa propre vie. Et parce qu’il décide de s’y mettre à nu, sans complaisance, depuis l’accueil froid à la douane jusqu’à l’atterrissage de l’avion du retour. Mais pas plus qu’on n’aura ici les coulisses d’une tranche de vie ou le making off d’une trajectoire de romancier, ce texte n’est l’occasion d’une levée de secret ou d’un vide-poches. Quand tombe une prescription intime, Kamal Riahi ne cherche pas un supplément de vie. Disons-le sans déflorer quoi que ce soit : ce qu’on lira, ici, c’est le récit d’une expérience de l’exil qui, sous les coutures du quotidien, se présente comme une sorte d’algèbre du vécu. Car une fois noué le pacte, ce récit embarque le lecteur dans des histoires où, catapulté dans diverses directions, l’écrivain croise le fer avec son destin.

S’ils naissent parfois de l’humeur du jour comme un bilan météo, les mots ici ne se branchent pas toujours sur les soubresauts de l’intériorité. Seul, Kamal Riahi l’est un peu. Mais il ne l’est pas tout à fait, avec ses algériennes sans fesses ou dans le studio où il a élu domicile et qui s’avère être le lieu d’un crime. S’il croise un homosexuel ou une folle dans la rue, s’il raconte la guerre que se sont livrés algériens et égyptiens lors d’un match de football ou l’assassinant d’un haut gradé de la sécurité nationale, l’écrivain tient dans le viseur son rapport au monde. Certes, il y a des pages bien anecdotiques. D’autres, au fil à plomb, plus réfléchies car trempées dans l’observation, refroidies par l’analyse, puis déposées sur le papier. Cette façon de s’étendre au-delà des faits, pour revenir sur une névrose ou débarquer dans les galeries de l’intimité, ne revient-elle pas chez Kamal Riahi à accepter une situation cruelle pour sa vie mais féconde pour sa plume ?

Mais il y a surtout des pages d’Un zéro pour le mort qu’agitent des angoisses, parfois des hallucinations, et sur lesquelles viennent se verser des pensées écrites à la hussarde. Secrètes prières de Kamal Riahi, ces pensées clouent le journal et font ressurgir bien des livres de sa mémoire ; tout ici est tendu vers ces livres qui volent à la rescousse parce qu’on les a sur le cœur plus que sous la main. Mais peu importe si l’écrivain ne se livre en lecteur que pour mieux se comprendre. L’introspection, non sans zeste d’humour, est en tout cas là pour nous prendre à contre-pied. Au fil des pages, l’on se demande si l’écrivain a gardé des choses en état ou menti sur sa propre vie, s’il en a retouché juste quelques vérités ou s’il s’est carrément mis sur le tapis. Et c’est peut-être là l’essentiel, dans cette impression que l’écriture fait vaciller les limites du genre diaristique.

Il y aurait encore des choses à dire sur Un zéro pour le mort, sur la manière dont il remet les mots­ plus que les idées en place, en vue de les ajuster à l’existence comme une pièce de son commerce à valise. Car peu d’écritures contraintes oseraient déplier le rythme du vécu sous une autre note. Mais une chose est sûre : d’entre tous les livres que Kamal Riahi a pu commettre, ce journal se tient par le col et force à délaisser les marottes de l’intime au profit d’une pratique « extime » qu’on a du mal à discerner chez ses voisins. S’il ne prétend pas tordre le cou à l’exercice du « je », Un zéro pour le mort aura au moins le mérite de congédier avec efficacité quelques manières de faire la littérature, en hissant la fragilité de cette pratique au rang d’un style de vie.