A l’en croire les programmes présentés par les 8 candidats en lice pour la municipalité de La Marsa – 4 listes dites indépendantes et citoyennes, Nidaa Tounes et Ennahdha, Tayyar et la coalition de l’Union civile – la refonte du modèle urbain, jusqu’à présent construit sur l’exclusion sociale et miné par la corruption, apparaît au centre des préoccupations. Elle passe autant par une gestion équitable et transparente des recettes de la commune que par l’intégration des quartiers marginalisés au développement du territoire.

Marsa plage, un lieu culte qui en cache d’autres en besoin d’inclusion. Crédit photo : Adriana Vidano

Héritage d’une ville morcelée

Si à Gammarth les citoyens regrettent le manque d’accès direct à la plage ou que les habitants de Marsa ville s’indignent de l’encombrement des rues par les poubelles et les voitures, à Bhar Lazreg, l’entretien de la voirie, l’assainissement des eaux usées, et même l’accès à l’électricité font violemment défaut. Derrière le thème fédérateur du modèle urbain, une multitude de réalités se confrontent et structurent les dynamiques électorales. Car les 5 arrondissements de La Marsa – Medina, Gammarth, Bhar Lazreg, Sidi Daoud, Erriadh – pourraient bien servir d’illustration de la ségrégation sociale et spatiale qui a lieu à l’échelle du pays en général et du Grand Tunis en particulier. Un littoral riche, touristique, mangé par la privatisation, fait face à des quartiers intérieurs pauvres, faibles en service public, forts en chômage, où la pollution et l’insalubrité des logements ne sont que la face la plus visible d’une marginalisation plus pernicieuse.

Place du souk de Bou Selsla, loin des terrasses huppées de Marsa ville. Crédit photo : Adriana Vidano

« A Tunis, le lieu d’habitation est un marqueur social très fort », décrit Joseph-Désiré Som-I, ancien habitant de La Marsa et chercheur en sociologie politique au Leibniz-Zentrum Moderner Orient à Berlin. Il a participé à plusieurs réunions et assemblées de la municipalité depuis 2014 et a notamment assisté à l’intégration du quartier de Bhar Lazreg au territoire communal. « Le fait que des gens peu dotés économiquement et socialement – dans le sens où ils sont peu francophones – s’installent à La Marsa, ça brouille la piste du marqueur social », poursuit le chercheur, « pour les habitants historiques du centre-ville, c’est une menace : tant pour leur style de vie, que pour leurs biens immobiliers qui perdent de la valeur ». Le clivage urbain est aussi politique : l’inclusion du quartier, encore plus que d’autres espaces marginalisés de la commune comme Bou Selsla ou Sidi Daoud, est une question centrale pour la municipalité, néanmoins ambiguë. « Il y a à la fois contestation de la légitimité des habitants de Bhar Lazreg de la part de Marsa Ville, du fait de l’illégalité des constructions, à la fois un souci d’une forme d’équité, de justice sociale, à raison du fait qu’ils sont ceux qui ont le plus besoin d’équipements publics », résume Joseph-Désiré Som-I.

Le prestige ou l’inclusion ?

Au souk de Bhar Lazreg, aux abords de l’école publique, les passants que nous avons interrogés n’ont pas vu l’ombre d’une campagne électorale. Ce matin-là, Malak, 58 ans, est la seule à confier qu’elle ira voter. « Les habitants de Bhar Lazreg sont depuis toujours oubliés. Ils ne sont pas informés, ils ne savent pas quelles sont les compétences de la municipalité » explique-t-elle. Et d’ajouter : « nous sommes dans les limites du territoire de la Marsa, mais nous ne nous sentons pas Marsois. Nous disons que nous sommes de la Soukra ». Autour d’elle, des habitants lancent « ils sont tous corrompus ! », « nous n’avons même pas d’eau ou d’électricité ! ».

Deux retraités suivent le débat électoral tenu au Safsaf, vendredi 27 avril. Crédit photo : Adriana Vidano

Au-delà du clivage entre les quartiers, ce sont différentes visions de la ville qui entrent en concurrence à l’occasion de la campagne électorale. Bien sûr, il y a La Marsa prestigieuse, haut de gamme. Celle qui « accueillait le prince Rainier », se souvient Radhia Ben Mrad, tête de la liste indépendante Houmet el-Marsa. Elle souhaite que la ville retrouve « sa vocation méditerranéenne et son attractivité », où l’inclusion des quartiers se jouerait pour « la sécurité. Il faut à tout prix éviter la ghettoïsation », s’exclame-t-elle. La Marsa historique, ou plutôt celle des notables, est inévitablement la stratégie de Nidaa Tounes, qui propose aux citoyens de Bhar Lazreg de payer les taxes dues pour l’achat des terrains et la construction des habitations pour résoudre leur situation. Le parti a clairement choisi de composer son équipe selon les noms de famille plutôt que les compétences : « il y a des descendants d’Ahmed Bey, de Ben Achour, des bourguibistes », des gens « issus des plus anciennes familles de la Marsa » décrit Ahmed Riza, directeur de campagne de Nida Tounes.

D’autres à l’instar d’Al Marsa Titbadel (La Marsa Change), qui a élu sa tête de liste suite à un vote interne, proposent un nouveau schéma : une ville solidaire et inclusive. « Il s’agit réduire le clivage en rétablissant des espaces publics, des espaces verts et d’autres culturels », précise l’une de ses membres, Mouna Mathari. La liste « composée de citoyens actifs, notamment issus du groupe Winou ettrottoir » mise sur « l’intégration des quartiers populaires car ils peuvent être de véritables pépinières d’emploi, notamment via une économie sociale et solidaire ». C’est ainsi que fin 2017, les adhérents ont demandé la suspension du Plan d’Aménagement Urbain (PAU), raconte Mouna Mathari. « Il devait être validé bien avant les élections, mais sa mise en œuvre aurait été à la charge de la nouvelle municipalité, ce qui n’était pas normal », explique-t-elle.

« Des cadeaux et des couffins circulent »

D’après les témoignages de plusieurs habitants, « des cadeaux, des couffins circulent ». Nida Tounes et Ennahdha sont accusés de l’exercice de ces pratiques par plusieurs citoyens croisés à Bhar Lazreg et à La Marsa ville. Interpelé par une question sur ce sujet, Ahmed Riza, directeur de campagne de Nida Tounes, a rétorqué : « Ce sont plutôt les riverains qui nous reçoivent avec des fleurs ».

En dépit du contrôle de l’ISIE et des observateurs sur le terrain, les fraudes sont quotidiennes, « environ 2 par jour » estime Emna Tagourti, coordinatrice locale de l’ISIE à La Marsa. De l’utilisation de la photo du président à la présence de personnalités publiques, en passant par les affiches déchirées et le non-respect de la neutralité de l’administration, « rien d’inattendu », nous dit-elle, « le plus souvent, le planning officiel ne nous est pas transmis et les manifestations ne sont pas déclarées, pour que les dépenses qui y sont liées ne soient pas comptabilisées. La présence de l’ISIE n’a pas été facile à faire accepter, on nous voyait comme des ennemis ». Tarek Garouichi, coordinateur local de l’observatoire Mourakiboun précise que les infractions sont largement relevées du côté de Marsa ville et de Marsa plage. Mais en ce qui concerne les pots-de-vin, il n’y a pas grand-chose à faire : « même si je vois un don d’argent ou de cadeau, c’est très difficile à prouver, ils vont me dire que c’est un remboursement personnel qui n’a rien à voir avec la campagne », précise Tarek Garouichi.

En somme, le non-respect des lois électorales et l’incompréhension de certaines listes ont dessiné une campagne « très sage, sans odeurs, sans couleurs », résume Emna Benani, responsable juridique de Mourakiboun, « ce n’est pas une vraie campagne digne de ce rendez-vous historique pour le pays ». Le taux d’abstention attendu et le manque remarquable des jeunes aux événements de la campagne semblent aller dans ce sens. Finalement, si l’apprentissage de la démocratie locale met en lumière les points de tensions locales comme nationales, elle reflète encore l’absence des voix des plus concernés par les politiques à venir.