Depuis 2011, l’homosexualité et les identités de genre sont devenues des questions politiques de plus en plus abordées en Tunisie. Dans l’enthousiasme ayant suivi le départ de Ben Ali, un évènement Facebook pour une gay pride à Tunis avait vu le jour, pour ensuite être supprimé. Si les ambitions ont été revues à la baisse face à la violence du rejet que suscitait une marche des fiertés LGBT+ (Lesbienne, Gay, Bisexuel, Trans, etc.), l’idée de lutter pour faire valoir les droits des personnes s’identifiant à ces catégories a persisté. Lutte qui implique entre autres l’abolition de l’article 230 du Code pénal qui pénalise l’homosexualité. Cela a donné naissance à au moins 4 associations, qui se revendiquent de la cause LGBT+ : Chouf, Damj, Mawjoudin et Shams. Les dissensions stratégiques et éthiques qui traversent ces associations, qui ont abouti en 2016 à l’exclusion de Shams de la coalition tunisienne pour les droits des personnes LGBTQI+, sont l’occasion pour nous de revenir sur les dynamiques qu’elles ont insufflé.

Sortie de l’ombre

La montée en visibilité de la cause LGBT+ est sans doute le premier constat à faire. Par le passé, « les homosexuels étaient dans l’ombre, ils se cachaient comme des rats dans les égouts », raille Mounir Baatour, le président de l’association Shams, accusé dans le communiqué susmentionné de harcèlement sexuel sur mineur et d’appel à la normalisation avec Israël. Charges qu’il n’a pas souhaité commenter. Cette visibilité s’est traduite par une certaine libération de la parole des personnes s’identifiant aux catégories LGBT+. « Le tabou est tombé », constate Ali Bousselmi, président de l’association Mawjoudin. « D’ailleurs, on remarque qu’aujourd’hui quand on parle d’homosexualité en Tunisie, le mot utilisé est « mithli » et non plus les mots dégradants qui parsèment le vocabulaire », ajoute-t-il. La journaliste Sana Sbouai a lancé en novembre 2017 le site « Nos Mensonges » où elle rapporte les récits des personnes homosexuelles qui ont menti à leurs familles et leurs proches pour se protéger. « Par rapport à mon premier travail journalistique sur l’homosexualité en Tunisie, il m’a été beaucoup plus facile de recueillir des témoignages. Certains voulaient même garder leurs vrais prénoms parce qu’ils n’ont plus peur mais je les ai quand même changé, par mesure de sécurité », nous confie Sana Sbouai.

Malgré cette évolution, l’exposition médiatique représente toujours un danger pour les personnes homosexuelles. Une question faisant l’objet de controverses au sein des associations qui défendent les droits des personnes homosexuelles. C’est ainsi que dans leur communiqué, les trois associations formant la coalition (Chouf, Damj et Mawjoudin) ont dénoncé « les violations de la vie privée des personnes LGBTQI+ vulnérables, qui ont recours à cette association [Shams], à travers leur exposition aux médias dans le but de raconter leurs histoires, sans évaluer les conséquences juridiques ». Pour Bousselmi de Mawjoudin, « si l’on s’affiche publiquement, on aura du mal à faire parvenir nos voix dans les régions », pariant ainsi sur une corrélation entre visibilité médiatique et rejet de la population. « A Mawjoudin, on préfère y aller doucement, gagner de l’espace sans trop nous afficher ». Quant à Baatour, il persiste et signe : « La médiatisation est en train de porter ses fruits. Notre stratégie consiste à nous positionner comme victimes, à mettre en avant la souffrance des personnes homosexuelles pour faire baisser l’homophobie et cela fonctionne ». Questionné sur ce positionnement victimaire, Baatour affirme que « mettre en avant la vie de couple peut braquer la société contre les homosexuels ». Ahmed Ben Amor, ancien vice-président de Shams exilé aujourd’hui à Paris est parmi les rares militants à s’être exposés à la télévision. Il ne regrette pas son choix. « Certes il y a de la violence après, mais à force, l’homosexualité se banalise. Ce qui est bien avec la médiatisation et ses conséquences c’est qu’à la fin on sait qui est avec nous et qui est contre nous, et ceux qui sont avec nous n’ont plus peur de s’afficher », plaide-t-il.

Obstacles et questions en suspens

Sur le plan juridique, les avis divergent quant à l’avenir de la loi 230 du Code pénal. Si une dépénalisation ne semble pas à l’ordre du jour, Ahmed Ben Amor souligne que « les associations pour les droits des personnes LGBT ont quand même obligé des ministres et le président lui-même à prendre position. Des positions certes négatives puisque le président a affirmé que la loi ne sera pas abrogée tant qu’il est en vie mais il n’en reste pas moins qu’il a du prendre position à cause du débat que l’on a suscité ». Toujours est-il qu’aucun changement n’est à l’ordre du jour pour l’article 230 du Code pénal, et que les condamnations se multiplient : Quelques 70 cas ont été dénombrés par Shams en 2017 d’après le président de l’association. Sommé par le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU à Genève de répondre des violations liées à la pratique du test anal, Mehdi Ben Gharbia s’était engagé à l’abolir. A son retour à Tunis, il a tempéré son propos assurant que quatre années seront nécessaires à l’abolition de cette pratique inconstitutionnelle. Les militants associatifs sont optimistes à ce niveau. « Cette pratique sera abolie. On compte sur la commission des libertés de Bochra Ben Haj Hmida », affirme le président de Shams. Toutefois, il y a un « manque d’informations sur sa manière de procéder » pour Ali Bousselmi, « ce qui rend le travail avec elle difficile ».

Bien que des avancées pourrait voir le jour sur le plan juridique, de nombreuses ombres au tableau persistent. L’accusation souvent portée contre le mouvement LGBT+ d’être « importé » a du mal à se dissiper. L’importation des catégories LGBT+ et des symboles (rainbow flag) n’aide pas les militants. Le président de Mawjoudin se montre conscient de cet enjeu. « L’invention de nos propres termes, de nos propres catégories est un travail important que nous effectuons », déclare Ali Bousselmi.

Fresque murale à la Rue Garibaldi – Chouf, mai 2018

Dans la même veine, la distinction entre l’homosexualité comme pratique et l’homosexualité comme identité est peu abordée voire ignorée alors qu’elle est une donnée centrale en Tunisie, souvent évacuée par l’accusation fourre-tout d’« hypocrisie ». Enfin, la question de la représentation des femmes dans ces mouvements reste en suspens. L’association Chouf qui se consacre aux droits des femmes LBT et maintient pour ce faire un « safe-space » n’a pas souhaité répondre à nos questions. Pour sa part, le président de Mawjoudin a assuré « que l’on fait tout notre possible pour garder une majorité de femmes dans les instances de l’association. On sait à quel point les hommes gays ou pas aiment prendre de la place et on essaye de limiter cette tendance ».