C’est sa marque de fabrique : fragilité des désirs et ordre social figurent au menu du cinéma de Mehdi Ben Attia. S’il ne déroge pas à cette signature, L’Amour des hommes inverse au moins les rapports. Ce n’est plus qu’une histoire de garçons. Cueillant Amel, campée par Hafsia Herzi, chez ses beaux-parents suite au décès brutal de son mari, le film suit cette jeune photographe deux mois plus tard dans les rues de Tunis, à la recherche de jeunes hommes à mettre en scène. Ce qui revient moins, pour le réalisateur du Fil (2010) à changer de méthode qu’à reconsidérer la capacité de sa caméra à se caler sur les corps. De là un film qui choisit ses cadres, ses distances et ses durées en fonction des regards, mais dont l’apaisement de surface cache mal les faiblesses.

C’est avec un appareil photo que L’Amour des hommes amène l’inversion de ce schéma iconoclaste. L’appareil est à double tranchant ; il est à la fois le rempart d’Amel contre les hommes et son allié risqué. Autour de ce personnage, le scénario orchestre une série de rencontres sans lendemain avec de jeunes hommes issus aussi bien du milieu bourgeois que de la classe des asservis. Mais en faisant profiler cette galerie de modèles aguichant l’objectif de la photographe, le film n’élude pas leur difficulté à accepter un rapport à la violence contenue avec la donzelle. S’il a tendance à charger un peu le tableau, le risque que l’intention se fasse trop remarquer n’est pas loin.

Sur cette toile de peau, on pouvait craindre qu’en troquant la chronique d’un deuil pour une histoire de séduction, le film n’abandonne son filon. Pas question pour autant d’anesthésier la pulsion. On s’en doute, ce n’est pas l’audace qui manque ici à la caméra. Et pour attirer le chaland, les séances de shooting carburent au doute : puisque qu’il y avait un bon moment qu’elle n’a pas mis le couvert, on ne sait pas si la photographe va tomber sous le charme de l’un de ses modèles à moitié nu. Mais par ce jeu de regards dont elle chamboule les règles, Amel se retrouve à la fois objet d’un désir qu’elle éconduit et être flottant dans une béance de sa vie. Cette inversion distille de la nitroglycérine érotique qui laisse la tension grimper quant au finish des séances de shooting, avant de les interrompre à chaque fois par l’intrusion d’autres regards. Si le film maintient l’incertitude sur ce désir, il le fait paradoxalement sans se soumettre au moindre contrechamp, reléguant par là les virtualités du regard derrière les artifices de sa mise en scène.

Sans rien renier de sa démarche, Mehdi Ben Attia poursuit dans L’Amour des hommes sa quête de désirs fragiles et de corps qui se cherchent. Sauf qu’ici, il semble chercher moins à leurs côtés qu’à leur place. Grâce au jeu de Hafsia Herzi et ce qu’elle a mis d’elle-même dans la glaise mouvante de son personnage, quelque chose parvient certes sans forceps à remuer un peu le film. Mais ce n’est pas gagné d’avance. D’une part, si la caméra n’est pas avare en haltes pour rehausser la mise en scène, elle se substitue au regard subjectif de la photographe sur ses modèles, faisant de l’appareil photo un simple alibi scénaristique. D’autre part, au lieu d’ouvrir par ses chassés-croisés un champ de possibles, la progression du récit est tellement laborieuse qu’elle se limite dans son montage à une enfilade de situations où les regards se nivellent, sans que l’alternance des échelles de plans suffise à y mettre de la tension. Le film refuse ainsi donc deux fois de sortir de son périmètre de sécurité, alors que tout l’invite à en faire sauter les coutures

Il fait peu de doute que ce qui pèse le plus sur L’Amour des hommes, c’est sa mécanique lestée de péripéties prévisibles qui finissent par déteindre sur l’ensemble. C’est un film où l’on passe plus de temps dans les intérieurs tamisés que sous le soleil du dehors, mais qui s’enlise dans une mise en scène normée des corps. Bien qu’elle s’y prenne avec doigté pour corser l’affaire, la caméra reste dans les clous, avec des segments qui se suivent en miroir, coulés dans les dialogues parfois dispensables. Empesée, elle pédale dans la semoule, à tel point que le film donne l’impression qu’il n’en finit pas de finir. On regrette que le cinéaste ne l’ait pas prise plus à bras le corps.