Qui dit danse, dit corps dansant. Et la question du corps, comme celle du sexe, demeure l’un des tabous de nos sociétés arabes à qui l’on a fait la part belle lors de ce festival. Est-il d’ailleurs indispensable de définir l’identité sexuelle du corps dansant pour pouvoir apprécier une chorégraphie ? Et qui aurait la légitimité de le faire ? Ces questions –et bien d’autres- ont été posées avec un sens esthétique non dénué d’audace à travers un extrait du spectacle « Tijwal » d’Alexandre Paulikevitch et « Dresse-le pour moi » de Nancy Naous (avec Alexandre Paulikevitch et Nadim Bahsoun). C’était la première fois que « Tijwal » était présenté dans un pays arabe, en dehors du Liban, patrie du danseur. Malheureusement –ou heureusement !- pour Alexandre Paulikevitch, la jupe longue faisant partie du costume qu’il se préparait à vêtir sur scène s’est déchirée. Imperturbable et en caleçon, ce dernier a déclaré : « Je crois que je vais danser pour vous comme ça ! »… sous les applaudissements du public ! L’absence du dit costume ne diminuait en rien la grâce des mouvements de danse orientale, de même qu’elle n’atténuait pas la violence des insultes prononcées, sur la musique, par une douce voix féminine, sur un ton quasi neutre, et qui représentaient une partie des injures que Paulikevitch avait reçues dans les rues de Beyrouth.
Dans « Dresse-le pour moi », dont le titre est pour le moins suggestif, le public découvre un jeu de séduction –une parade- entre deux individus, chacun semblant danser –boxer ?- tout seul dans son coin, avant le moment de la rencontre. S’il est évidemment question ici d’une relation homosexuelle, la question de l’identité sexuelle demeure néanmoins posée, notamment à travers le jeu des symboles : les cheveux longs d’Alexandre Paulikevitch, successivement relevés en chignon puis détachés, peuvent être interprétés comme un signe de féminité, tandis que la barbe de Nadim Bahsoun serait lue comme un signe de virilité. Mais qu’en est-il lorsque le premier se dessine une moustache tandis que le second se met à teindre ses cheveux et sa barbe en un rouge rappelant celui du henné ? De même pour le va-et-vient viril et suggestif du bassin, qui se transforme subrepticement en demi-cercles propres à la danse orientale, pour finir sur un tableau de sculpture grecque : deux statues masculines nues dansant avec grâce sous la lumière tamisée.
Qui dit minorités, dit domination, un mot qui est revenu plusieurs fois dans le discours de clôture de Mariem Guellouz, la directrice du festival. Ainsi a-t-elle rappelé le choix délibéré qu’a été le sien et celui de son équipe de prendre parti, à travers cette manifestation, pour les danseurs arabes et africains, qui se trouvent empêchés d’exercer leur art en toute liberté, à cause des frontières et des procédures de visa. Plus encore, elle a insisté sur l’identité d’un festival « tunisien et étatique » qui est « contre toute forme de domination, qu’elle soit coloniale de classe ou de genre », pour le plus grand bonheur d’une salle qui l’a applaudie plusieurs fois. Une réaction au comportement inouï des responsables de l’Institut Français de Tunisie (IFT) dont le discours, à l’issue de l’une des performances programmées, avait choqué les spectateurs comme les artistes présents, tant il critiquait de manière virulente, et –disons-le- quasi coloniale, la programmation du festival qualifiée d’ « échec ». Il semblerait alors que l’IFT, pourtant partenaire de Carthage Dance, n’ait pas particulièrement apprécié l’humour des organisateurs qui avaient décidé de programmer la séquence intitulée « Décoloniser les corps »… en plein cœur des locaux de l’avenue de Paris.
Si la programmation a été très riche en spectacles et performances, elle l’a été tout autant en matière de projections et de rencontres, afin d’offrir un éclairage théorique et critique sur cette pratique artistique encore méconnue en Tunisie qu’est la danse contemporaine. Toutes les interventions ne se valaient toutefois pas : d’une part, l’on trouve la passionnante conférence de Jocelyne Dakhliya sur les « Danseurs travestis dans le monde arabe », à travers laquelle elle a souligné la nécessité de ne pas projeter la binarité des genres sur les temps anciens, où les frontières pouvaient, à certaines époques, s’avérer assez floues. De même, elle a montré, à travers ses analyses des différentes représentations iconographiques des danseurs et danseuses travestis, comment l’Occident a cherché –durant la période coloniale et encore aujourd’hui- à construire une opposition entre une masculinité occidentale et une autre arabo-musulmane : ainsi une virilité dominante s’opposait à l’époque à une masculinité orientale représentée comme efféminée et lascive, tandis que celle, complexe, du monde occidental d’aujourd’hui, s’opposerait de fait à une virilité brutale et hétéronormée au Sud. Et puisqu’il est question de domination coloniale, il est à regretter que la seule présence palestinienne du festival, à savoir celle du danseur palestinien Maher Shawamreh, n’ait pas été l’occasion d’évoquer la question coloniale palestinienne du point de vue de la danse contemporaine. Celle-ci a même été complètement ignorée par le réalisateur Toomas Järvet qui a consacré un documentaire à Shawamreh intitulé « Dans les pas de Maher », ce dernier préférant porter l’étendard de l’artiste incompris par une société arabo-musulmane conservatrice, tandis que les Palestiniens de son entourage semblent davantage ignorer son activité que la combattre.
Le rapport entre l’individu et le groupe était autrement présent –et avec force- dans le spectacle de clôture, intitulé « Nass », du franco-marocain Fouad Boussouf. Sur scène, un tableau composé de sept danseurs, tous vêtus de simples t-shirts et pantalons que ne distinguent les uns des autres que les couleurs, et dansant sur un même rythme qui ne varie que légèrement durant tout le spectacle, comme s’ils célébraient leur être ensemble, dans un geste collectif harmonieux. Mais voici que le rythme se brise de temps à autre pour laisser place aux chansons du groupe marocain Nass El Ghiwan : c’est alors que les bras et que les habits se tordent, et que le schisme s’opère, abandonnant ici et là, deux danseurs qui se confrontent en duel, ou quelques improvisations individuelles de break dance, avant que le groupe ne se soude à nouveau, revenant pas à pas à son rythme initial. Un spectacle dont la rigueur et l’énergie n’a pas manqué de conquérir le public de la Cité de la Culture, bien que nous regrettions que les « gens » (Nass) dont il est question dans le spectacle de Fouad Boussouf appartiennent exclusivement à la gente masculine !
En faisant dialoguer ainsi l’individu et le groupe, les rythmes modernes et la musique de Nass El Ghiwane, le spectacle de clôture s’inscrit dans la continuité d’un dialogue entre modernité et tradition qu’ont interrogé d’autres spectacles comme « Bnat Wasla » de Hela Fattoumi-Lamoureux, un spectacle que cette dernière avait jouée 20 ans auparavant et qu’elle a transmis à quatre danseuses du Ballet de l’Opéra de Tunis. De même pour le très beau spectacle « L’hal » du marocain Khalid Benghrib, à travers lequel il a visité, sous une forme contemporaine, la tradition de la danse gnawa –qui n’a pas connu la notoriété de la musique qui l’accompagne-, en réussissant le pari de ne pas tomber dans la folklorisation. Et parce que la tradition gnawa s’inscrit dans celle des musiques soufies et des valeureux guerriers, le spectacle ne manque pas de références à pareilles traditions issues d’autres cultures : l’on y retrouve ainsi les cercles dessinés par les derviches tourneurs, la gestuelle des danseurs de capoeira et les pantalons des costumes ne sont pas sans rappeler ceux des combattants d’aïkido, le tout au sein d’un dialogue entre passé et présent, perpétué par le savant mélange entre cette danse spirituelle et les solos de break dance.
Certains médias tunisiens auront reproché au festival l’absence d’un spectacle tunisien en ouverture ou en clôture, un choix dû à l’absence d’une grande production qui aurait pu y trouver sa place. Toutefois, les Tunisiens ont été majoritairement présents dans la programmation (30 spectacles tunisiens pour 15 étrangers). On en retiendra entre autres « I listen (you) see… » de Hamdi Dridi, ce « chantier » pour utiliser les mots du chorégraphe et danseur lui-même qui interroge la danse contemporaine comme pratique triviale, laborieuse et quotidienne. Nous pourrions aussi regretter quelques faiblesses, bien qu’attendues pour une première édition, comme l’absence d’un descriptif pour chaque spectacle qui aurait pu aider le public à faire son choix, un choix rendu d’autant plus délicat par la riche programmation. Mais ce qui est certain, c’est que la première édition des Journées chorégraphiques de Carthage s’est déroulée sous le signe de l’audace, celle des spectacles proposés. De même qu’elle a fêté la jouissance de la danse et du corps dansant, notamment à travers « La grande leçon de danse tunisienne » dirigée par la tout aussi grande Khira Oubeidallah et avec la participation enthousiaste du public de la Cité de la Culture. Peut-être que le contexte politique et économique que traverse en ce moment la Tunisie ne rend-il cette manifestation que plus nécessaire. Carthage Dance a en effet créé une fissure dans le paysage culturel tunisien mainstream. Elle apporte la promesse d’un renouvellement de l’offre artistique sur la scène culturelle tunisienne, et ce à travers une nouvelle génération de responsables et de programmateurs qui ont choisi de rompre avec les pratiques d’antan, et qui y ont laborieusement réussi.
*La version originale de cet article est parue dans le journal libanais arabophone Al Akhbar le 4 juillet 2018.
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