Je me suis présentée, vendredi 13 octobre 2017, pour m’inscrire à la cinquième session de formation et d’habilitation charaïque annoncée par la section de l’UISM. J’ai contacté alors le numéro mis à la disposition du public sur la page officielle de la section sur Facebook. La chargée des services administratifs « Sœur Hager » me répond. Après m’être renseigné sur les documents à fournir et l’adresse de l’établissement, elle m’a convoqué le lendemain afin d’accomplir les formalités d’inscription. Vendredi matin, je me vêtis de la « tenue réglementaire », un voile gris, une longue Jebba noire, une veste grise et un sac à main noir.
Le bâtiment de la section est situé à la rue Khair-Eddine Pacha, au quartier de Montplaisir, à proximité de l’imposant siège du parti Ennadhda. Dans son bureau, « Sœur Hager » m’accueille avec une amabilité particulière. Je lui donne deux photos d’identité, une copie de ma carte d’identité nationale, une copie de mon baccalauréat et je paye 75 dinars de frais d’inscription, une somme négligeable vu les ressources humaines et financières mises à la disposition de la session de formation. De quoi se poser d’emblée des questions sur les sources de financement de l’institution.
Séance des sciences coraniques: diaboliser les adversaires
Pour le premier jour de formation, le 17 octobre 2017, les « frères et sœurs » sont nombreux à être présents, près d’une quarantaine sur 58 inscrits (36 femmes et 22 hommes), du moins dans ma promotion. Issus de diverses régions mais la plupart vivant à Tunis, ils ont entre 20 et 60 ans. Certains ont abandonné les études après le baccalauréat et parfois même avant, mais la plupart sont des diplômés du supérieur. L’étudiant Férid Khaddouma attire mon attention. Prenant la parole à chaque séance, il affiche ostensiblement ses idées. Il confie qu’il était communiste avant de se consacrer aux études islamiques. Recherche faite, il s’avère que Farid est l’auteur de quelques ouvrages de vulgarisation sur les groupements islamistes en Tunisie, l’histoire du Coran, Daech, les Talibans, l’une de ses parutions étant « L’art, entre le licite et l’illicite », aux Editions Mayara.
Je me suis assise sur un banc. On attendait tous l’enseignant. La séance des sciences religieuses est entre-autres consacrée au thème de la dialectique de la révélation et de la conscience, les circonstances de la révélation et les sept Ahruf [le Coran est dit avoir été révélé dans les sept dialectes des Arabes, note du traducteur]. Il entre en classe et entame la séance par une prière. C’est le Pr. Youssef Ben Sliman. Il a fait ses études en Tunisie. Contraint à l’exil en Syrie à cause de son appartenance à l’époque au Mouvement de la Tendance Islamiq (MTI), ancêtre d’Ennhdha, il s’est finalement installé en Algérie où il a étudié le droit et les sciences exactes. C’est ce qu’il nous a dit. Il a participé à des conférences organisées par Ennahdha en préparation des élections législatives de 2011 et il a pris part au cycle de formation des imams et prédicateurs de l’école coranique Taj Al-Waqar à Montfleury, organisé conjointement par Ennahdha et la section tunisienne de l’UISM.
Suite à la prière, il a longuement parlé de l’honneur que représente l’étude des sciences religieuses. Il répète des paroles telles que « vous êtes dans un lieu pur », « vous êtes dans le cénacle des religions », « le musulman est un prédicateur partout où il se trouve, aussi bénéfique que la pluie là où elle tombe ». Après chaque phrase, les apprenants de tout âge murmurent « Amen », « Dieu soit loué », « Quel bienfait divin ! ». Cette atmosphère de dévotion et de piété stimule l’enseignant dont le discours s’avère plus proche d’un imam dirigeant la prière que d’un professeur faisant cours. Il module sa voix, l’adoucit et la durcit, s’emporte puis se clame ; il fixe du regard les femmes toutes voilées, sauf deux d’entre elles, l’une en niqab, l’autre sans voile. Il parle du Qisas [la loi du Talion] avec engagement et exaltation : « Le Qisas des musulmans est établi pour protéger la vie ; la différence est grande entre appliquer les châtiments corporels pour servir la vie et les appliquer pour donner la mort ».
Youssef Ben Sliman ne s’arrête pas là. Il surenchérit en qualifiant d’« ignorants » ceux qui parlent à tort à travers des musulmans, insistant sur le fait que « le problème de l’Oumma, ce sont les gens insignifiants, les sécularistes et les Coranistes qui rejettent l’autorité de la sunna [tradition prophétique] ». A propos des Coranistes, une apprenante de 40 ans intervient pour dire « Mohamed Talbi est impie et toutes ses prises de positions sont rejetées ». Il lui répond : « Disons que Talbi a vieilli ». Il se ravise : « Il faut rappeler que Mohamed Talbi a audacieusement critiqué Ben Ali et son régime ; il était le premier à parler des sécularistes les qualifiant d’insilakhiyyin » [néologisme inventé par Talbi pour dénigrer ceux qu’il estime s’être délibérément écartés de l’islam, note du traducteur]
Cours des sciences du hadith: un membre de la Choura d’Ennahdha défend Qaradhawi
En sortant de la première séance, j’avais l’impression que les sciences religieuses seront l’une des principales matières de cette formation, du fait qu’une telle matière offre une possibilité d’interpréter, de débattre et de faire passer des messages. Après une pause, nous avons entamé le cours des sciences du hadith. Pendant la récréation, on se prend un thé, on bavarde et on fait la prière. Les filles ont pris d’assaut les latrines pour faire leurs ablutions. L’une d’elle me propose de l’accompagner au lieu réservé à la prière. Je prétexte que je suis en état d’impureté. L’interruption ne dure pas longtemps. De nouveau en classe, l’enseignant Ali Bouaôun entre, tout sourire. Il pose son cartable en cuir sur la table. Puis, il nous souhaite la bienvenue, saluant notre détermination à rechercher le savoir pour faire triompher la religion. Ali Bouaôun se présente comme un membre de l’UISM qui a fait ses études à Al-Azhar et à l’Université Zeitouna, un disciple de Qaradhawi qui attend de soutenir une thèse dans les sciences du hadith. Abordant les grandes thématiques de cette discipline, il a affirmé, sans s’attarder sur le sujet, qu’il est possible à la sunna d’interdire des choses non mentionnées dans le Coran en disant avec un sourire béat : « Obéissez à Dieu et à son prophète ».
Entre temps, Abdelmajid Najjar, le directeur exécutif de la section de Tunis de l’UISM et membre du Conseil de la Choura d’Ennahdha, entre en classe. Tenant en mains un porte-clés à l’emblème du parti, il parle de l’importance d’acquérir les sciences religieuses, des médias qui ternissent l’image de l’Union et son président Youssef Qaradhawi. Il insiste sur la vocation scientifique du centre créé comme « une association civile, culturelle, religieuse ayant pour but de dispenser un savoir religieux aux personnes de toute tranche d’âge », un discours destiné à tranquilliser l’auditoire et lever les équivoques portant sur les activités de l’UISM. Au passage, il indique que des cours particuliers seront dispensés aux jeunes et aux étudiants durant les vacances sur les concepts polémiques, à commencer par le jihad. Il est arrivé à l’UISM d’organiser un cycle de formation intensive aux sciences religieuses en 2013-2014 destinée aux jeunes et aux étudiants sur les thèmes suivants : le dogme et les sectes islamiques, les fondements du droit et les finalités de la charia, la compréhension de la sunna et sa mise en œuvre.
Des « missionnaires itinérants » hostiles au sécularisme
Les enseignants ne ratent aucune occasion pour diaboliser la gauche et le sécularisme, même durant la séance consacrée à la grammaire et à la conjugaison. L’enseignant qui assure le cours en langue arabe Abderrahmane Chérif parle dans ce sens des « tentatives d’ensevelir la langue arabe, menées par des gauchistes tels que Salah Garmadi et Tahar al-Hammami, des ennemis de la langue arabe qui ont voulu propager le dialecte tunisien ». Il ne cesse de répéter que la gauche tunisienne veut combattre la religion et le texte religieux en s’en prenant à la langue arabe. De même, le chargé de cours du droit islamique, Mohamed Moqdad Arbaoui, imam de la mosquée Felah à l’avenue Alain Savary (Tunis) et membre de la section tunisienne de l’UISM ne se prive guère de diaboliser le sécularisme alors même qu’il donne des cours sur les règles régissant la pureté rituelle et la prière. « Le sécularisme est la raison pour laquelle les gens se sont éloignés de leur religion. Pour preuve, les hôtels ouverts à la mixité où les gens s’adonnent à la débauche », assène Arbaoui. Il assure que « si la charia régissait notre quotidien, nous ne serions pas là ». On comprend volontiers que selon ce point de vue le sécularisme est le mal absolu et que ceux qui sont formés par la section tunisienne de l’UISM seront des « missionnaires itinérants » ayant pour but d’éradiquer ce mal. Ce que les enseignants s’égosillent à répéter, inlassablement.
« Le sécularisme a noirci la Tunisie verte »[1], écrit Youssef Qaradhawi, président de l’UISM, dans son livre « L’extrémisme sécularisé affronte l’islam : le modèle turc et tunisien », publié en 2008. Pour Qaradhawi, la Tunisie est un terrain propice pour propager les idées de l’UISM, fondées sur des interprétations unilatérales du Coran et de la sunna prophétique, inspirées pour l’essentiel du droit islamique classique, parfois maquillées par des mots d’ordre tels que « combattre l’excès et l’extrémisme » et « promouvoir la modération ».
Dans ce sens, la section de Tunis s’est employée, dès les premiers cycles de formation et d’habilitation religieuse, à enseigner la matière du statut personnel. Mais selon quelles conception et références ? Qaradhawi considère que le Code de Statut Personnel est « contraire à la législation islamique en ce qu’il prohibe la polygamie et autorise l’adoption », écrit-il dans son livre susmentionné. Il est à signaler que l’Union a organisé une session à titre gratuit de trois semaines en 2016, ayant pour titre « Le code du Statut Personnel, entre la charia et le droit ». Une formation organisée en collaboration avec l’Association Prédication et Réforme présidée par Habib Ellouz, membre dirigeant d’Ennahdha.
La section tunisienne de l’UISM ne s’est pas contentée de faire du statut personnel une matière essentielle en deuxième année, elle a inscrit cette année, suite au débat sur l’égalité successorale lancée en août 2017, la matière des « successions » au programme de la troisième année. Dans ce sillage, il est à noter que Qaradhawi s’en est violemment pris à l’initiative du chef de l’Etat portant sur égalité à l’héritage, considérant, dans son communiqué, que les « règles relatives sont clairement énoncées dans le Coran et relèvent des prescriptions fermement établies et des constantes faisant consensus dans toutes les écoles islamiques », appelant « le peuple tunisien, femmes et hommes, à s’opposer à ce projet ». Quant au mouvement d’Ennahdha, il n’a pas pu se débarrasser de son lourd héritage sectaire (son affiliation historique aux Frères Musulmans). De ce fait, les prises de position de ses dirigeants ont été confuses au sujet de l’égalité successorale, faisant toutes dans cette maxime : « Nous ne rendons pas licite ce qui est interdit et nous n’interdisons pas ce qui est licite ».
Depuis sa création en 2012, la section tunisienne de l’UISM organise des cycles de formation en sciences charaïques. Elle a fait l’objet d’une polémique depuis que Neila Sellini, professeure en civilisation islamique, a alerté dans un article de presse sur le danger de ses activités « contraires aux lois et à la constitution tunisiennes ». Dans ce sens, une pétition signée par un groupe d’académiques et de politiques a été adressée au ministère de l’Enseignement supérieur et à l’Assemblée des Représentants du Peuple. La section s’est contentée de répondre sur les pages du journal al-Maghreb à Neila Sellini l’accusant d’être une « extrémiste » qui pratique « l’exclusion ». L’UISM a également publié un communiqué dans lequel elle assure que « le savoir religieux qu’elle dispense ne peut être qu’une puissante muraille à même de protéger ce pays et ce peuple de l’excès et de l’extrémisme ». L’Union a ensuite poursuivi normalement ses activités, cherchant à recruter le maximum de jeunes diplômés ou ayant abandonné les études prématurément.
Hargne suite au classement comme « organisation terroriste »
L’atmosphère était tendue lors de la séance tenue suite au classement de l’UISM, en novembre 2017, comme « organisation terroriste » par l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis et l’Egypte. Youssef Ben Sliman, l’enseignant en sciences religieuses, était désemparé. Il a cherché à éviter d’aborder directement la question. Puis, il n’a pas tardé à exploser en plein cours : « La Tunisie est d’abord un pays de prédication. Et comment peut-on faire que les femmes tunisiennes se voilent sans qu’elles sachent les notions élémentaires de la religion et sans qu’elles ne regardent les chaînes religieuses telles qu’Iqraa, al-Rahma et al-Insan ». Il insiste : « Le rôle de l’Union est de diffuser l’islam et inculquer aux gens ses prescriptions contrairement à ce que propagent les ennemis de l’islam à propos de rapport aux actes liés à la violence et à la destruction ».
Et de là, il enchaîne en abordant la question du classement de l’UISM comme « organisation terroriste ». « Youssef Qaradhawi est un cheikh fidèle à Dieu ; il ne fait pas partie des thuriféraires comme les cheikhs d’Arabie Saoudite qui sèment la discorde et propagent le Wahhabisme ». Certains se sont mis à commenter la chose avec sarcasme : « Ainsi sommes-nous devenus des terroristes », ou encore « l’Arabie Saoudite est l’ennemie de l’islam », « au lieu d’être hostile aux défenseurs de la religion, elle aurait dû venir en aide aux musulmans à Burma [Myanmar] ». Ensuite, ils se sont mis à prier en chœur pour les musulmans de Burma : « Oh Dieu ! Fais triompher nos frères à Burma et préserve-les de tout mal, oh Seigneur de l’univers ».
Par-delà les manœuvres politiques saoudiennes à l’origine de ce classement du fait de la relation historique entre les Frères Musulmans et le Wahhabisme –les Saoud ayant soutenu financièrement Hassen al-Banna à ses débuts provoquant ainsi la scission d’une partie de la direction qui refusait de voir la pensée de la confrérie se fondre dans le wahabisme– la section porte un projet religieux et social ayant pour finalité de formater un apprenant type à travers des matières « charaïques » extraites du thésaurus juridique et alimentée par la pensée islamiste contemporaine issue de l’école de Qaradhawi.
Le programme annuel se déroule en trois trimestres, des examens tous les trois mois suivis d’une session de rattrapage à la fin de l’année scolaire pour les matières où l’apprenant n’a pas eu la moyenne de 10/20. Nombreuses sont les matières à caractère charaïque enseignées durant les trois années de la formation, à raison de huit heures par semaine, telles que les sciences du Coran, les sciences du Hadith, le droit de la pureté rituelle, la biographie du prophète, le droit des relations sociales, les questions dogmatiques, le statut personnel, la politique charaïque et les successions. En outre, la section se veut, en parallèle à l’éducation religieuse officielle, une source absolue de diffusion de la conscience religieuse. Il est mentionné dans la brochure du cinquième cycle de formation que la section est une « autorité avérée d’initiation à la religion » d’autant plus que « les circonstances n’ont pas permis aux jeunes tunisiens d’épancher leur soif de vérité religieuse ».
Afin de pallier au déclin de l’enseignement universitaire public, particulièrement dans le domaine de la religion qui aura vu l’esprit critique refluer et les études sur le patrimoine islamique se raréfier, la section et les associations religieuses similaires veulent dispenser un « enseignement religieux fiable » à même de doter les jeunes qui en sont privés d’une culture religieuse qui promeut l’ouverture d’esprit et les convainc des vertus de la différence et du pluralisme.
Ces disciples de Qaradhawi agissent sous couvert de la société civile et conformément aux lois tunisiennes. Ainsi, depuis la publication au Journal Officiel du 26 avril 2012 de l’autorisation, la section est déclarée légale. A ce titre, on relève le rôle prééminent que joue le Mouvement Ennahdha par le biais d’Abdelmajid Najjar qui en est le directeur exécutif et Kamel Essid le trésorier, tous deux membres du Conseil de la Choura du parti islamiste.
Ce cumul de responsabilités associative et politique déroge au décret-loi n°2011-88 portant organisation des associations stipulant que « les fondateurs et dirigeants de l’association ne peuvent pas être en charge de responsabilités au sein des organes centraux dirigeant les partis politiques ». La section est visiblement liée à Ennahdha. Agissant sous son autorité, elle est mandatée pour faire des apprenants une fois la formation achevée des missionnaires itinérants qui défendent ses idées et ses références. La section de Tunis s’apprête à élargir le cercle de son activité et ouvrir dans un avenir proche des sections à Sfax, à Kairouan et à Gafsa.
[1] Youssef Qaradhawi, L’extrémisme sécularisé affronte l’islam, Turquie/Tunisie, dar Chourouq, Le Caire, 2008, p. 121
Et on ne sait toujours pas au final si rim benrjeb a réussi ses examens dans cette école. On reste sur notre soif et c est dommage. Lol
Les esprits sont gangrènes par le discours au nom de La Religion, devenue le fonds de commerce de la seule Ennahdha, qui porte si mal son nom tant cette organisation est aux antipodes de l’esprit de la religion tout autant que de l’esprit démocratique.
On peut, sans faire erreur ni excès, lui imputer la responsabilité de l’état dans lequel a été saccagé ce pays, aussi bien moralement que socialement et économiquement. Point besoin d’en dire davantage.
Sache la providence nous en délivrer, faute de Politique courageux en mesure de la mettre hors jeu au nom de la démocratie, précisément.