Il n’y a pas de bruit à éteindre autour de Graines de pensée. Le moins qu’on puisse dire, c’est que nous nous trouvons là aux antipodes des expositions qui en mettent plein la vue. Les travaux que présente Farah Khelil méritent une attention particulière, tant sa démarche est d’une fécondité réflexive peu remarquée. Bien qu’il soit difficile de l’inscrire dans un champ référentiel précis, ce travail draine le spectre de l’expérimentation et la carte du concept. Entres les deux, l’artiste fait tenir quelques maillons d’une pensée plastique à l’œuvre. Il ne faut pas au spectateur des lunettes à verre cannelé : ces installations sont constituées autant de documents, objets, rebuts et éléments végétaux, que de diapositives ainsi que d’un format inédit de papier peint. On pourrait attendre de cette démarche une certaine cacophonie ; or il n’en est rien. Sans faire trop de potin, Farah Khelil place le spectateur non seulement face aux paradoxes de l’image, mais aussi devant une belle interrogation : comment soustraire la représentation à ses effets ?
Ce n’est pourtant pas une esthétique de la boîte de jeux qui s’expose ici. Si la démarche de Farah Khelil tient à distance les règles du genre, ce sont deux textes qui donnent à Graines de pensée ses points d’amarrage. Signés Bachir Majdoub, aïeul de l’artiste, ces deux textes de 1968, recueillis dans son livre Graines, développent une alchimie de l’art entre métaphores et images, et une réflexion sur le saisissement du spectateur devant Le Penseur de Rodin. L’un dramatise le rapport à l’art à la fois comme une mise entre parenthèse du monde et comme une projection mentale et affective, tandis que l’autre reconduit le sensible artistique à la métaphoricité des correspondances esthétiques. Avec cette manière d’injecter du langage dans une démarche plastique, il paraît logique que les procédés de la projection, de la reproduction, de la citation tiennent une place privilégiée chez Farah Khelil. L’on pourrait dire que ses installations se voient réalisées selon un principe d’indexation, préférant la soustraction et la mise en abîme à l’absorption.
Sans la débarrasser de ses apprêts allégoriques, l’artiste fait jouer à sa Solitude peuplée le jeu scalaire du grand format et de la frontalité. Sur ce papier peint, Farah Khelil a reproduit l’image photographique agrandie de son installation éponyme. La prise de vue en plongée donne à voir quelque chose comme le montage simple d’une carte postale de la sculpture de Rondin et de sept petites billes réfléchissantes. Ces éléments prennent place sur une reproduction de gravure ancienne qui représente une princesse jouant d’un bout de main au solitaire. La visibilité de ce montage se construit en effet sur un mode qui implique un autre type de relation avec leur récepteur. De loin, le regard est attiré par ce que renvoient du hors-cadre anamorphique les billes de solitaire. Au plus près, on est invité à se rapprocher avant de prendre le recul pour voir ce qui s’y joue de mise en abîme. On croirait qu’on se fait prendre à un jeu de trompe-l’œil, là où cette installation fait sourdre, sous une dominante projective, une sorte de planéité organisée.
Ce désir d’égalisation impose une mise à plat qui ne permet pas plus aux images qu’aux objets d’avoir le dernier mot. Le point de vue en plongée fait de Point d’étape bien plus qu’un simple catalogue de choses offertes au regard. Dans ces installations tabulaires dont Farah Khelil a conçu les compositions et les dimensions à chaque fois différemment depuis 2016, la table ne se dresse pas comme le couvert : l’œil s’arrête ici en vrac, sur des chutes de documents, des reproductions, de mini-sculptures, mais aussi des aquarelles, des cartes postales, des volumes en verre ou en bois, des instruments d’optique et des fioles avec des graines de pensée – le tout agencé dans un rapport à la fois spontané et complexe entre les supports d’une histoire de l’art occidental et les bribes d’un récit intime, extraits d’un livre familial offert par une main inoubliée.
Sous ce rapport à l’histoire, c’est la question de la transmission qui reçoit d’autres formulations. Les livres tiennent chez l’artiste une place essentielle, mais on croyait à tort qu’ils sont à l’abri de la bibliophagie. Les collages de Lignes reposent sur de petits fragments que l’artiste a d’abord tiré des pages jaunies d’un dictionnaire de langue arabe, avant de les disposer selon divers motifs sur des feuilles blanches de petit format carré. Sur ces morceaux de papier, le hasard a voulu que le passage des insectes laisse ses traces ; l’artiste détache avec finesse et précautions les nouvelles formes visibles qui prennent ainsi corps, comme si la nécessité de fendre les mots pour voir ce qu’ils ont dans le ventre se confondait avec le relevé des restes sur l’écorce de ces pages. En obstinée du détail, Farah Khelil donne à cette nécessité une tout autre forme dans Histoire en flottaison en broyant les pages de l’Histoire de l’art de Gombrich. Le morceau de papier mâché qui en résulte fait sauter le regard d’une échelle de perception à une autre.
Or, pas plus que les livres ne sont utilisés ici pour rejoindre les rayonnages d’une bibliothèque, les cartes postales ne sont récupérées pour être rangées dans les tiroirs. Avec le Musée du silence, Farah Khelil installe sur une étagère une série de cartes postales, exposées de dos et découpées, illustrant des œuvres d’art. Avec Effet de surface, ce sont des diapositives, ayant servi de supports aux cours d’histoire de l’art, que l’artiste projette en boucle sur le mur : percées au laser selon des motifs prélevés dans le dictionnaire utilisé par l’artiste, elles marquent quelque chose comme des brûlures affectant la pellicule. Curieuse analogie à établir : ces motifs seraient dans un cas comme des attracteurs négatifs sur lesquels le regard vient buter avant de rebondir, et dans l’autre comme des spectres d’œuvres jaillis d’une interface mais coupés de leur origine. Les projeter ainsi, ne revient pas tant à les ressusciter comme documents qu’à leur donner un autre corps, en exploitant l’homologie de leur matériau. C’est parce qu’elle invite à percevoir certaines des conditions de leur transmission que Graines de pensée fait passer ces images d’un état de corps à un autre, d’un régime de visibilité à un autre.
L’esthétique de l’œuvre, on l’aura compris, ne suffit pas à soutenir la démarche de Graines de pensée. Si Farah Khelil pratique « une esthétique plate », dont elle emprunte la grammaire à la pensée de Tristan Garcia, chacune de ses installations procède d’un geste ou d’une série de gestes qui ne cachent pas leur caractère élémentaire ; c’est une sorte de fragiles caisses de résonance, un réseau de relations en pointillé mais non moins cohérent, qui s’offre ainsi en représentation. Le geste d’agencer, de mettre à plat, de superposer, comme celui de citer ou de projeter, ont pour effet d’introduire entre les objets et les images, leurs milieux et leurs référents, une dimension de transfert qui ne schématise pas mais ouvre un site ou en donne l’allusion, en troquant une fonction de visibilité contre une autre, un niveau de transparence contre un autre, entre l’opacité d’une obturation et la tension d’une planéité des surfaces et leur virtuelle tridimensionnalité. Manière, non pas d’évacuer les déterminations poreuses de tous côtés de la représentation, mais d’en déplacer les modalités en l’appréhendant en termes de traductibilité et de mise en relation.
Indubitablement, Farah Khelil nous invite à une pratique réfléchie du regard. Le spectateur frustré peut en rester là, ou rouler des yeux devant ce qui pourrait lui sembler un repli de l’artiste sur sa pratique. Mais il peut aussi prendre le temps de s’interroger pour s’impliquer dans ce qu’il regarde. Concentré sur ses perspectives, le geste d’exposer dans Graines de pensée ménage ses effets avec parcimonie. De l’expérimentation, Farah Khelil retient les possibilités de recouvrement qui se nouent entre les médiums et les formes. Et au concept, elle emprunte la syntaxe avec la chance de voir se lever entre les mots et les choses une nouvelle dimension. Entre les deux gestes, parfois la rencontre semble précoce. Mais si elle promet de quitter l’orbite du white cube et ses cimaises pour s’énoncer plus contextuellement au sein d’autres espaces, sa fécondité reste fidèle aux points de capiton qui poncturent chez l’artiste le plan de la recherche en art.
“une pratique réfléchie du regard” ! ça manque beaucoup dans notre société !! mais ça se cultive aussi !