Nommé le 12 janvier 2011, sa prise de fonction 48 heures avant la fuite de Ben Ali s’est accompagnée d’une montée de la répression de la contestation faisant des dizaines de morts et de blessés, dont le martyr Anis Farhani et plusieurs blessés à la rue de Cologne le 13 janvier 2011. Après l’interdiction de voyager émise contre Ahmed Friaa, des députés, un ministre en exercice, des éditorialistes mainstream, des experts ès tout, et même un club de foot, ont rivalisé d’imagination pour dénoncer « l’Instance de Ben Sedrine (sic) » qui a osé s’en prendre à une « compétence ». Quant au principal intéressé, il a eu droit à une tournée médiatique digne d’un artiste faisant la promotion de son nouvel album. Au-delà du cas personnel de Friaa, les réactions nous éclairent sur les réflexes de caste d’une partie importante de la classe politico-médiatique.
Ahmed Friaa, un Destourien qui ignore la Constitution
La stratégie de l’ancien ministre a été de rappeler qu’en vertu du principe de l’autorité de la chose jugée, il ne pouvait être rejugé. Pourtant, la Constitution dans son article 148-9 et l’article 42 de la loi organique 2013-53 portant sur la justice transitionnelle et son organisation, disposent clairement que l’autorité de la chose jugée ne peut être retenue dans le cas de la justice transitionnelle. Ainsi, un homme politique, plusieurs fois ministre, issu du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) ignore la constitution, un comble ! Par ailleurs, il ne reconnaît aucune légitimité à l’Instance Vérité et Dignité (IVD) qui l’aurait convoqué après le 31 mai 2018, date supposée et contestée de sa perte de légitimité. Or, la présidente de l’Instance, Sihem Ben Sedrine, affirme, cachet de poste à l’appui, l’avoir convoqué le 6 mai. Mais l’argument massue, qui va être repris par une bonne partie de la classe politico médiatique, ce sont les larmes versées par l’ancien ministre sur le plateau d’Attessia. Si je n’ai aucune raison de douter de la sincérité de l’émotion d’un être humain submergé par l’émotion, je dénonce l’instrumentalisation qui a été faite de ce passage médiatique, surtout quand on garde en tête que l’affaire pour laquelle il est poursuivi concerne des tirs ayant fait une victime et plusieurs blessés.
Ces élus qui votent des lois… pour mieux les ignorer
Plusieurs élus autoproclamés « démocrates, progressistes, modernistes » (surtout opposés à l’IVD), ont poussé des cris d’orfraie pour dénoncer ce « déni de justice ». Deux d’entre eux ont particulièrement attiré mon attention : il s’agit de Noomane Fehri et Samira Merai-Friaa, anciens ministres et constituants d’Afek Tounes. Les deux mettent en avant l’expertise scientifique d’Ahmed Friaa que personne ne cherche à nier mais qui ne constitue pas un passe-droit. L’ancienne ministre va plus loin en rappelant l’autorité de la chose jugée, un comble pour quelqu’un qui a voté la constitution de 2014. Pour aller encore plus loin dans l’indécence, sur Facebook, Samira Merai Friaa partage sur son profil public une caricature dans laquelle Sihem Ben Sedrine est représentée en sorcière sur son balai, sans doute dans le cadre du prestige de l’Etat si cher à sa famille politique !
Le message politique est éloquent : la justice et les lois que nous avons votées ne doivent pas s’appliquer aux compétences ! Mais le plus grave dans l’affaire est sans doute la décision des blocs parlementaires Nidaa Tounes et Machrou Tounes de suspendre leur participation aux travaux de l’Assemblée tant qu’il ne sera pas mis fin aux travaux de l’IVD. Ils espèrent sans doute déclarer caduque toute la procédure touchant Ahmed Friaa. Ainsi, pour faire pression sur la justice, ces partis dont le fonds de commerce est le « sens de l’Etat », sont prêts à mettre en péril le fonctionnement de cet Etat (loi de finances, ISIE, cour constitutionnelle, loi électorale, …). Belle preuve de patriotisme et de responsabilité !
Mabrouk Kourchid, le ministre-avocat qui fait le tri dans les lois
En dépit de son devoir de réserve, Mabrouk Kourchid, ministre des Domaines de l’Etat et avocat de profession, est intervenu dans l’affaire Friaa, prenant fait et cause pour l’ancien ministre et attaquant de front l’IVD. L’argument qu’il met en avant est que la loi de la justice transitionnelle ne doit concerner que des affaires définitivement jugées avant le 31 décembre 2013, le périmètre du processus allant du 1er juin 1955 et s’arrêtant à cette date. Lors d’une intervention téléphonique sur le plateau d’Attessia, il lève ce lièvre juridique, non sans grandiloquence ! Mais notre grand juriste devant l’Eternel semble ignorer la loi organique n°17 du 12 juin 2014 qui, dans son article 2, inclut explicitement les affaires des martyrs de la révolution dans le processus de la justice transitionnelle. Par ailleurs, en rappelant que l’interdiction de voyager qui frappe Friaa a été prononcée par un magistrat, nous ne sommes pas loin d’un cas de pression exercée sur la justice par un membre de l’Exécutif !
Les réactions des éditocrates
Sans surprise, la presse proche de l’ancien régime a tiré à boulets rouges sur l’IVD et a pris la défense de l’ancien ministre de l’Intérieur. Les arguments, quand ils existent, portent sur la compétence scientifique du monsieur et l’illégitimité de son nouveau procès compte tenu de l’autorité de la chose jugée. Certains rappellent que la justice postrévolutionnaire est par essence indépendante – faignant d’oublier que la justice militaire, qui a jugé Ahmed Friaa dépend hiérarchiquement du ministère de la Défense – alors que d’autres dégainent l’argument d’autorité classique qui voudrait que l’IVD soit islamiste et se lancent dans des diatribes anti-Ennahdha, une rhétorique bien plus confortable que l’analyse et la rigueur.
Et si on parlait de la vraie victime dans l’histoire ?
Les larmes d’Ahmed Friaa, aussi sincères soient-elles, ne doivent pas nous faire oublier le fond de l’affaire. Il s’agit des exactions commises le 13 janvier 2011, dans le quartier de Lafayette au centre-ville de Tunis. Une personne, Anis Farhani, y avait trouvé la mort. Il rentrait du restaurant qu’il tenait avec son frère quand il reçut la balle d’un tireur embusqué. Transporté à l’hôpital de Ben Arous, il décéda deux jours plus tard. Sans l’opiniâtreté de sa sœur, l’avocate Lamia Farhani[1], qui s’était lancée dans une enquête digne d’un détective privé, l’affaire n’aurait jamais été jugée. C’est le verdict du 12 avril 2014, dans lequel aucun prévenu n’écopera de plus de trois ans de prison, qui va convaincre les députés constituants de la nécessité d’inclure les martyrs de la révolution dans la justice transitionnelle.
Ahmed Friaa peut faire appel de son interdiction de voyager, il pourra plaider son innocence devant des magistrats indépendants, les parents d’Anis Farhani, eux, ne pourront pas faire appel de la mort de leur enfant et leurs larmes n’émouvront pas la caste politico-médiatique !
- Hatem NAFTI : Tunisie, dessine-moi une révolution. L’Harmattan 2015 (pp 133-139).
Bravo pour cet article emouvant qui m’a mise les larmes aux yeux .
je voudrais savoir si l’information presente par l’avocat sur le plateau est veridique: le jugement de la justice transitionnelle se limiterait a declarer coupable ou non et pas de peines infliges aux coupables?
Nous n’allons Pas non plus nous lancer dans un proces facebookien !!! Les tribunaux militaire et civil ont travaille Sur le dossier pendant 7 ans preuves et contre preuves a l’appui. Documents et contre documents, . 1/ Et IL a ete acquite. 2/ La fin des missions de l’ivd a ete decidee par l’ARP le 26 mars 2018. 3/ Seyyeb Salah !!
Vu votre niveau d’argumentation et votre méconnaissance des lois, je vais me contenter de sourire.
HONTE A VOUS!!!
Monsieur Hatem Nafti qui habite la France loin de la réalité se permet de juger un homme de science aussi intègre que Ahmed FRIAA est une aberration!
Il suffit de lire les premières lignes pour comprendre votre hostilité et l’absence d’objectivité dans votre analyse si analyse il y a. Pour être bref:
1)vous et sihem vous parlez de la convocation du 6 mai, lui il parle d’une demande faite le 4 juin et reçu le 6 juin (cachet de la poste à l’appui) et la plainte au près du tribunal a été déposé après le 31 mai (date de fin de mandat)
2)La loi 2013-53 stipule qu’on peut refaire un jugement mais comme ce n’est pas précis (avant ou apres le 14). Vous doutez de la justice militaire d’après le 14 janvier? pourquoi ne pas reprendre tous les dossiers? et pourquoi on aura confiance dans la justice civile?
3)Les personnes qui ont défendu Ahmed FRIAA ne viennent pas de la “Tunisie d’en haut” et ne se limites pas aux personnalités citées plus haut. Les acteurs du 14 janvier se sont prononcés allant de Mr Ahmed Nejib Chebbi, passant par Hamma Hammami, Mustapha Kbeir, Abid Briki ect…sans parler des gens qui sont sortis dans les rues à Zarzis (Zarzis est une ville dans le sud et vous, vous ne voyez qu’en haut).
4)Votre poste FB explique l’absence d’impartialité dans votre article à moins que vous aiez, vous et sihem des informations sur ” le tireur embusqué” ou des ordres donnés par le ministre de tirer sur les gens. Entre temps arrêtez de manipulez l’opinion publique et de jouer avec le sentiment des familles des victimes!
4) bien assis dans votre café parisien, vous êtes loin des problèmes des tunisiens: pénurie de lait, de beurre, cherté de la vie, l’immigration en masse pour fuir le pays (comme votre cas) alors si vous voulez aidez, faites nous part de vos propositions pour relancer l’investissement, promouvoir des projets, encadrer la jeunesse,… lutter contre le terrorisme (comme c’est le cas hier) qui nait à cause de la division et de la haine que vous voulez propagez! Vive la Tunisie!!
Merci beaucoup pour cet éloquent rappel des faits
La justice tunisienne est si peu performante d’ordinaire s’agissant des puissants et des hommes de cour.
Elle sanctionne un homme, par mesure préventive, en attendant de le juger, et déjà cela suscite réprobation quand ce ne sont pas des théories partisanes…
Il y a tant à faire pour rendre sa dignité à
La Justice en ce pays qu’on aimerait la voir à abri des soupçons, pressions et autres tripatouillages.