Les militants qui écrivent, on ne sait pas toujours ce que cela donne. Voilà quelques années qu’on était sans nouvelles de Fathi Ben Haj Yahia depuis La Gamelle et le Couffin, fragments d’un récit carcéral de la gauche tunisienne. C’est en lâchant un peu plus les espadrilles du style que son récent Quiproquo s’en revient à la transition démocratique pour réorchestrer des rencontres au goût étrange. Excédé par cette « fiction qui dépasse la réalité », mais convaincu qu’il est trop tard de s’indigner, Ben Haj Yahya n’hésite pas à mettre son grain de sel dans l’histoire comme s’il faisait, la bouche en cœur, des ronds de fumée. Son exercice est sans autre filet que la dérision.
On dit d’un tableau qu’il est brossé. Celui que propose Quiproquo se veut au vitriol, à faire crisper la morale élastique. Car rien ne va plus quand il s’agit de ranger ses personnages dans la boîte « têtes à claques ». Peut-on imaginer, sans rire, Freud malmené par la flicaille ? Ou Marx, accompagné de Hamma Hamami, voulant se soulager en cours de route ? Serait-ce plus étonnant de voir Al Mawdoudi et Ghannouchi mis ensemble à la sauce d’une transition bordélique ? S’ils sont prêts à payer la dime, les personnages de Quiproquo ne s’encombrent pas des réparties et tiques verbales en arabe dialectal. Fathi Ben Haj Yahia les campe sans les embaumer vivants. La bonne pâte de son humour, pas plus qu’elle n’est pas incompatible avec la vérité, n’est exempte de pertinence. Il zoome sur les coulisses mais ne crache pas plus sur les faits qu’il n’y va avec le dos de cuillère. Il sait qu’il ne faut pas grand-chose pour faire perdre la stature aux sujets de la politique.
Bourrelé de malentendus, Quiproquo sollicite les trois maîtres à penser moins pour orner de leurs barbes la révolution que pour en traire la vache à lait. Hamma cherche à Marx des toilettes à l’hygiène peu douteuse, aidée en cela par sa traductrice Souad. Et s’il faut à Freud une comparse, c’est Raja Ben Slama, qui est la le mimosa même, qui le reçoit chez elle. Or il peine à détricoter l’inconscient des Tunisiens ; sans le complexe d’Œdipe, l’humeur du ciel rend la sienne folâtre, au point de le conduire au poste de police par un bandit collabo, fraîchement converti au salafisme. Quant au théologien Al Mawdoudi, convié à bêler de plus belle son fondamentalisme, Ghannouchi et Mourou l’envoient, pour ses vieux jours, paître les paradoxes du consensus entre islamistes et laïcards, tout en lui faisant renifler le grotesque du compromis. Pas gênant du reste si Beji Caïd Essebsi est de la partie, depuis Carthage. Aux uns la pelure, aux autres la banane !
Il est difficile de picorer dans ce petit livre drôle et cocasse sans se demander, avec un peu de mauvaise foi, si Quiproquo ne bourrait pas ses trois mécaniques, de la tête aux pieds, d’une masse spongieuse ; ce sont des catalyseurs des états de conscience. Bon gré mal gré, on se colle à leurs trousses. De temps en temps, pour aérer le récit, le narrateur leur trouve des amarres qui les lient à l’actualité. Avec constance, il pratique quelque chose comme un jeu de balançoire, mettant dans leurs bouches des mots et des dictons qui encrassent la conscience ronde du lecteur. Or c’est peut-être ce jeu intempestif, a fortiori lorsqu’il s’agit de restaurer des idéaux sans commune mesure avec l’échiquier politique tunisien, qui fait que ce n’est pas tout à fait une critique d’humeur que dramatise Fathi Ben Haj Yahia, mais plutôt une dérision sur mesure de classe.
Cette dérision dans Quiproquo n’est ni à gauche ni à droite. Elle appartient moins à un genre qu’à la libre lucidité des désespérés. La comparaison n’est pas facile, même si elle roule toute seule. S’il a un goût pour le second degré, Fathi Ben Haj Yahia aime encore mieux les clins d’œil et, mine de rien, il s’arrange de telle façon que la part d’ombre de la scène politique soit exposée au soleil. On l’aurait certes aimé plus prêt, derrière ses trente trois récits, à livrer à l’obscène aussi bien ses personnages que le savant corset de leurs idéologies. Mais sa dérision, élégamment assumée, n’est pas un vêtement à la portée de toutes les bourses. Il faut, pour s’en parer, savoir ajuster sa coupe.
iThere are no comments
Add yours