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Noureddine Taboubi au 23ème congrès de l’UGTT – Janvier 2017

L’UGTT a été le bras social du mouvement d’indépendance et a joué un rôle majeur dans le processus de décolonisation. Prendre part à des élections n’est pas une hérésie pour qui connaît l’histoire de la centrale syndicale. Lors des élections de l’Assemblée constituante en 1956 et aux Législatives de 1959, le Néo-destour et l’UGTT ont formé avec l’UTICA des listes communes. Devant le césarisme du régime Bourguibien et la quasi-absence d’une opposition, l’UGTT a incarné un vrai contre-pouvoir dans les années 1970, en réaction au virage libéral pris par l’économie tunisienne et mené sous l’égide de Hédi Nouira. La grève générale de 1978 a signé la rupture entre la centrale syndicale et le parti au pouvoir. Les années Ben Ali ont été marquées par l’affaiblissement de l’UGTT, devenu un refuge pour les opposants et les sensibilités politiques de tous bords. Après la révolution de 2011, l’UGTT reprend son rôle historique d’acteur incontournable sur la scène politique. Le Prix Nobel de la paix fut une consécration de son parcours post-révolutionnaire.

Une situation critique nécessitant l’intervention de l’UGTT

A l’approche des élections, il n’échappe à personne la gravité de la situation économique en l’absence d’alternatives politiques crédibles. Les partis politiques sont engagés dans des jeux d’alliance et de discorde. Des tractations qui offrent surtout l’occasion pour chacun de prêcher pour sa paroisse. Rien ne présage l’avènement d’une nouvelle politique plus sociale, coupant court avec les orientations néolibérales des gouvernements successifs. A cela s’ajoute une anomalie constitutionnelle : un régime politique bâtard favorisant l’instabilité politique et l’impossibilité de se tenir à des programmes électoraux.

La crise entre le gouvernement Chahed et l’UGTT s’est cristallisée autour de l’augmentation salariale dans la fonction publique. Le gouvernement tient à honorer ses engagements envers le FMI et les instances financières internationales. L’issue inexorable de cette situation est le gel des salaires, la réduction du nombre de fonctionnaires, la privatisation en cascade des entreprises publiques, etc. C’est le nœud gordien du conflit. L’UGTT est vent debout contre ces mesures. La plus grande organisation syndicale du pays exige de trouver d’autres alternatives ne portant pas préjudice aux intérêts de ses adhérents et des retraités. Le gouvernement Chahed encaisse les échecs économiques. Les mesures prises sont incapables d’endiguer l’inflation record et la corruption. L’inanité des discours de Youssef Chahed ne résout pas la situation.

Dans ses nombreuses philippiques contre le FMI, Noureddine Taboubi, le secrétaire général de l’UGTT, n’a pas cessé de fustiger le gouvernement pour son incompétence à gérer les dossiers en rade (évasion fiscale, retraites, corruption, etc.). Taboubi reproche aussi à Youssef Chahed de faire des courbettes devant le FMI. Après 2011, l’UGTT a toujours disposé d’un droit de regard sur les décisions gouvernementales, un droit qu’il tire de son histoire et de l’effectif de ses adhérents (750 000). La centrale syndicale compte sortir de sa neutralité habituelle. Les dernières déclarations des ténors de l’UGTT vont dans ce sens. Bouali Mbarki, secrétaire général adjoint de l’UGTT, n’a pas exclu que l’organisation syndicale aura ses propres listes pour les prochaines législatives. « Nous ne resterons pas les bras croisés » affirme-t-il, « nous sommes concernés par les prochaines élections présidentielles et législatives ». De son côté, Samir Cheffi, le secrétaire général adjoint de l’UGTT, confirme la volonté de la centrale syndicale de sortir d’une neutralité négative vers une autre positive, même si la question devrait, selon lui, être tranchée par une commission administrative.

L’UGTT envisage manifestement de peser plus sur l’échiquier politique. Les grèves, les manifestations et les sit-in démontrent leur insuffisance à faire reculer le gouvernement sur ses décisions. La centrale syndicale a plus d’un tour dans son sac. L’option d’entrer dans la course électorale en est une. Cette éventualité fait trembler même les plus rusés des politiques et risque de brouiller les cartes électorales quelques mois avant le scrutin, à l’heure où la plupart des partis politiques sont cloués au pilori.

Les scénarios envisageables

Plusieurs scénarios se profilent à l’horizon d’octobre 2019. Le premier serait de présenter des listes indépendantes de syndicalistes notoires étiquetées UGTT. Cette option pourrait aboutir à la constitution d’un bloc parlementaire conséquent affilié à l’UGTT, leur permettant de contrecarrer les politiques gouvernementales et siéger dans les commissions parlementaires.

Le deuxième scénario serait la formation de listes communes avec les partis UGTT-compatibles, au risque de semer le trouble et les dissensions au sein de ces mêmes partis ; l’objectif étant de créer un front social unifié, offrant une alternative aux politiques néolibérales.

Un troisième scénario serait que l’UGTT soutiendrait les listes du Front populaire, du parti nationaliste arabe, le Mouvement du peuple, et d’autres partis proches de l’UGTT. Les accointances entre les syndicats et ces partis sont un secret de polichinelle. La consanguinité entre l’UGTT et les mouvements de gauche ne date pas d’hier. La centrale syndicale a toujours eu le cœur à gauche. En admettant ce troisième scénario, l’UGTT pourrait bien mettre ses moyens financiers et humains, ses locaux et toute la machine syndicale au service de ces partis de gauche en manque de ressources pour les campagnes électorales.

Un pari risqué

S’engager dans l’aventure électorale est un pari risqué, mais qui vaut la chandelle. Devant l’échec des partis politiques d’obédience socialiste et le triomphe d’une coterie d’hommes politiques et d’affaires ambitieux sans scrupule, l’engagement  électoral de l’UGTT demeure une résolution salvatrice dans le cas d’une réussite électorale. Cependant, se lancer dans les élections de 2019 constituerait une entreprise hasardeuse pour l’UGTT, si elle se soldait par un échec. Cela risquerait de décrédibiliser l’organisation syndicale auprès  de ses adhérents. En revanche, un succès permettrait à l’organisation syndicale d’accroître son contre-pouvoir.

Les déclarations des leaders de l’UGTT peuvent être lues comme un moyen de tâter le pouls de l’opinion publique, un ballon d’essai adressé aux partis politiques afin d’obtenir des gages sur les dossiers brûlants de la fonction publique. L’UGTT est devant un dilemme cornélien : rester fidèle à sa tradition syndicale avec l’assurance de demeurer juste un spectateur de l’effondrement des classes moyennes, ou bien choisir, à ses risques et périls, la transgression en s’engageant dans les élections. L’UGTT va-t-il franchir le Rubicon ? Les mois à venir nous le diront.