Qu’est-ce qu’une rétrospective ? Une pêche aux souvenirs. Mais pas n’importe quelle pêche. Elle ramène à la surface un « maître », c’est-à-dire un de ceux qui ont eu les épaules suffisantes pour encombrer le siècle. « Que montrer de Gorgi aujourd’hui ? », c’est la question que s’est posée la commissaire de Gorgi pluriel, Nadia Jelassi, une décennie après la disparition de l’artiste. S’il est question de tout, jamais de rien, après la grande exposition de 2001, la récolte s’avère imposante : on voit ici ce que l’on ne voit pas ailleurs. Car une fois la chasse aux œuvres ouverte, la pêche s’est en partie pratiquée entre les collections privées et les tiroirs familiaux.

Il fallait à Gorgi pluriel un principe de présentation des œuvres. Sans se rabattre sur une chronologie hypothétique, du fait « qu’une grande partie de ses œuvres ne sont pas datées et que les œuvres de jeunesse sont enfouies – on ne sait où – encore », l’exposition opte pour une classification autre que thématique ou par périodes. Nécessairement « panoramique », elle décline les facettes d’un plasticien polyvalent. Entre le papier et la toile, les aquarelles, gouaches et acryliques du peintre se passent rarement du crayon, des mines de plomb, des encres de Chine et des stylos-feutres du dessinateur. Et quand la terre du potier et le feu du céramiste se relaient avec les tesselles polychromes du mosaïste, le fer forgé du sculpteur jalouse le jonc et la laine de ses tissages. Jonglant avec les matériaux comme les formats, Gorgi est un touche-à-tout.

Si Gorgi pluriel occupe les deux étages du Palais Kheireddine, le parcours s’organise sur six espaces. En plus d’un « cabinet graphique » regroupant dessins, sculptures linéaires en barre de fer et timbres, le rez-de-chaussée réserve un espace aux « répertoires plastiques », abritant peintures gouachées, miniaturisantes, tissages et sculptures. À l’étage suivant, l’espace « Galerie Gorgi » jouxte une salle dédiée aux œuvres de l’« Ecole de Tunis ». Quant aux « commandes publiques et céramiques », c’est un autre espace qui les réunit à côté de quelques travaux décoratifs de Gorgi. Là où des photographies, articles, lettres et affiches émaillent cet étage, le volet Résonances, orchestré par Mariem Bouderbala, s’invite sur les cimaises avec un espace « vidéo » et les œuvres de neuf artistes tunisiens contemporains, en hommage à leur aîné.

L’univers, l’exercice et l’entrain

Quel est le liant des trois cent pièces qui nous accrochent ici à mille petits riens ? Il y a, bien évidemment, le contexte. L’imagination et le métier n’y suffisent pas ; il faut le milieu et le moment. En délaissant dès la fin des années 1940 les préceptes académiques, Gorgi a su inventer « une imagerie naïve de la peinture populaire ». L’univers de la médina, avec ses souks, ses ruelles et son ambiance, lui a sans doute longtemps tourné la tête. C’est là qu’il est allé chercher ses thèmes – entre us, coutumes et métiers –, mais aussi ses personnages de « Karakouz » et « Haziouaz », ses fumeurs de narguilé et ses bonhommes à chéchia rouge. S’il n’a cessé de tâter de ce folklore, il n’en a pas moins consigné les poncifs au vestiaire des accessoires hiératiques.

Mais à côté du contexte, il y a l’exercice et l’entrain. On le voit au primat que Gorgi réserve au dessin. Entre les dessins d’expression et les dessins d’illustration qui se tiennent par la main, il y a quelque chose d’un bonheur mesuré dans les dessins d’après modèles vivants. Entre 1953-1958, il est arrivé à Gorgi d’avoir le diable au corps : les corps squelettiques et les figures animales laissent place au portrait et au nu. La ligne attrape la ressemblance, sans en tirer un appétit des réverbères. Et loin de cacher ses rares repentirs, Gorgi manie ses outils avec dextérité, sans pirouetter pour résumer les physionomies en accents mouvants et brefs. Même lorsqu’il s’agit de ces beaux nus féminins qui, vus à mi-corps, ne trempent pas leurs poses dans l’eau bénite.

Entre la référence au vernaculaire, l’emprunt à l’esthétique des miniatures islamiques, les peintures gouachées ne vont pas sans un certain sens de la bonhomie et de la figuration libre. Même si ses compositions ne s’encombrent pas de perspectives, dans les années 1950, il fait pourtant beaucoup de monde dans les tableaux de Gorgi. Cela nous a valu des Nuits de Ramadan, des Cafés chantants qui réinventent l’espace onirique, en nivelant la disposition des objets et des personnages de l’arrière-plan vers le haut de la composition. Cette réinvention s’accompagne non seulement d’une saturation des surfaces selon le principe de l’horror vacui, mais aussi d’un abandon de la perspective aérienne et de l’absence du modelé. C’est aussi ce qu’on voit dans les pièces des années 1970 : la simultanéité, au sein d’une même œuvre, des points de vue des personnages rutilants et benoîtement empanachés, se conjugue avec une vue « à niveau » de certains éléments iconographiques, ou avec leur aplatissement vertical, tels les carrelages ou les tapis. Les corps sont découpés, souples, groupés par masses ; leur légèreté, leur gouaillerie fait bon ménage avec un maniérisme un peu naïf. Entre les « coquines » et les « miniaturisantes », croustillant de mille et une petites choses, Gorgi ne perd pas sa touche bonbonnière qui parcourt les petits formats. On dirait un peintre de livres d’heures.

Il faut encore regarder l’autre Gorgi pour profiter du reste : la légèreté des scènes qu’il coche au crayon avant de la déléguer aux mains crochues de la tapisserie, on la lirait d’un œil de verre sous les vitrines où sont exposés motifs et esquisses de ses grandes fresques. Le même peintre qui nous a tiré l’œil avec une charmante distraction, a su aussi inventer un décor à son époque : dans les mosaïques, pièces cousines de ses céramiques, la main de l’artisan distribuant patiemment ses tesselles de polychrome, répond à l’œil du peintre. Si tout le sérieux du siècle semble s’être réfugié dans les affiches et les timbres que l’artiste a conçus comme de petits dessins, ses sculptures nous arrêtent pour nous dire que nous ne sommes pas là pour ricaner bêtement.

Un prétexte aux dépens du contexte ?

Devant cette exposition pleine de santé, il sera toujours temps pour la discussion. Gorgi pluriel n’est pas en effet sans susciter quelques réserves. Si le nombre important des pièces exposées ne gomme pas ce qu’il y a de redites dans une production étendue sur plus d’un demi-siècle, on se demande à quel point la répartition médiumnique permet de saisir l’œuvre de Gorgi dans sa diachronie. Par ailleurs, bien que la moisson soit riche, l’exposition ne nous dit, sauf erreur, à peu près rien des dernières œuvres du maître. On aurait tant souhaité qu’au moins quelques unes de ces pièces aient droit à une portion de l’exposition, tant elles montrent, par la pente où l’inclinait le parkinson, une rare assurance de la main du dessinateur plutôt que celle du coloriste.

En revanche, si l’aspect monographique sert de « prétexte » à un ratissage plus large, on ne peut que reculer d’un pas devant d’autres choix curatoriaux. Les choses se gâtent malgré soi en raison d’une mise en contexte qui peine à restituer l’œuvre de Gorgi par rapport à celles de ses compagnons de l’École de Tunis. L’on ne sait plus d’abord à quel saint se vouer dans cette salle où entraient au chausse-pied un trop-plein d’œuvres ; et surtout, pas de vraie scénographie quand l’aspect un peu trop « vieux maître » fait place au fourre-tout, dans un domaine où la notion d’« École » se laisse difficilement circonscrire. À cela s’ajoute une signalétique qui pénalise considérablement la reconnaissance des œuvres avec des cartels expirant en coin, loin du regard.

Bien que sa formule n’ait rien de périmé, Résonances ne va pas non plus jusqu’à humecter l’œil. Ce deuxième volet, très inégal, fait encore perdre à l’exposition son orient avec la mise en orbite des travaux des artistes invités comme des rétroviseurs calés sur le présent. À l’exception de la vidéo d’Intissar Belaid, remontant à partir de plusieurs archives visuelles un portrait manuel de Gorgi, nombre des travaux retenus se contentent de réactiver le vocabulaire gorgien en acclimatant sa santé ambulante aux grammaires plastiques spécifiques de chaque artiste. Forte de grands accents, la fresque de Héla Lamine ne déroge pas à la conduite graphique du dessinateur, pas plus que l’installation de Yesmine Ben Khelil, où l’ombre du fer forgé double le motif. Cette logique de la reprise s’assaisonne d’une dérision dans l’installation d’Aïcha Filali. La logique de l’emprunt donne aussi lieu à des œuvres qui n’évitent pas de se regarder le nombril, avec Nabil Souabi, ou de se chatouiller avec une plume d’oie chez Slimen El Kamel ou Abderrazek Sahli. Si les œuvres de Hammadi Ben Saad et de Rafik El Kamel ne se plient pas aux règles de l’hommage courtois, les travaux les moins complaisants sont les Pixels de Mohamed Ben Soltane, un quadriptyque qui fait diluer un portrait en mosaïques jusqu’à devenir méconnaissable, et La Pièce de Sonia El Kallel, perforage rythmique des motifs de Tarfs de Kerkennah, exécutés au point de croix sur un parchemin blanc. Les deux œuvres se rejoignent dans une intelligente interrogation sur la difficile transmission de la mémoire.

Quoi qu’il en soit, on aurait mauvaise grâce à se plaindre. On peut plutôt se réjouir d’avoir de quoi remuer du Gorgi pour longtemps, puisqu’un catalogue fort instructif, qui n’est pas fait pour gens pressés, vient éclairer ce chapitre important de l’histoire de la peinture tunisienne. Là où la mise en contexte de l’exposition par Nadia Jelassi pose les coordonnées nécessaires pour se situer dans l’œuvre, l’étude d’Alain Messaoudi fait pertinemment le tour des années d’apprentissage parisien de Gorgi. Et si Ali Louati ne va pas au-delà de la « périodisation », sans la problématiser, l’étude de Jessica Gerschultz s’attarde sur le rapport art-artisanat à travers les commandes publiques et l’enseignement de l’artiste. On lira surtout avec intérêt les pages que Mohamed Ali Berrhouma a consacrées à la question des arts locaux dans la production de l’artiste, à partir d’un travail d’enquête sur ses artisans et collaborateurs. Le catalogue est d’autant plus précieux que le nerf optique n’est jamais aussi bien mis à contribution que dans l’excellente qualité des reproductions. De sorte qu’on peut, malgré tout, goûter la rose et le camembert.