Alors que les polémiques s’enchaînent, que les catastrophes dues à la négligence et au manque de moyens des services publics interrogent tout un pays sur son avenir, certains titres de presse, armés d’une subtilité digne des plus belles heures de la propagande benaliste, tentent de diriger les projecteurs vers la figure d’un sauveur. Leur mécanisme joue de cordes assez simples, et, par sa répétition, est facilement observable. Ainsi à lire ces titres, arrestations, réunions au ministère de l’intérieur, mesures exceptionnelles face à une vague de froid, visite du gouverneur de Bizerte à des blessés de la révolution, tout cela est advenu « sur ordre de Youssef Chahed » ou « d’après les directives données par Youssef Chahed ».

La vieille figure de l’homme providentiel

La récente polémique qui a suivi l’effacement par le ministère de l’Equipement de fresques peintes par des étudiants de l’Institut des Beaux-Arts est à ce titre exemplaire. Aussitôt, surgit la figure d’un Youssef Chahed qui a eu vent de la controverse et qui intervient personnellement pour « donner des directives » au ministère de la Culture afin que les fresques soient repeintes. Quelques jours plus tard, de nouvelles fresques voient le jour, grâce aux directives d’un Chahed présenté comme un homme à l’écoute du peuple. Cet exemple dévoile assez crûment ce qui se joue derrière cette façon de mettre en scène les problèmes politiques et leurs solutions. Ce qui est offert à la vue des citoyens à travers cette affaire, c’est une administration incompétente, approximative qui ne comprend rien à rien et surtout pas à l’art. Face à l’abîme d’incompétence, une seule voie de salut : « l’homme providentiel », qui par la grâce de ses directives et de sa poigne, sauve la mise et fait repeindre les murs.

Seulement, cette figure d’« homme providentiel », que critiquait déjà l’illustre penseur algérien Malek Bennabi en 1970 dans Le Problème des Idées dans le Monde Musulman est tout sauf nouvelle. Chahed revêt là un vêtement ancien, usé jusqu’à la corde par ses prédécesseurs, eux aussi grands amateurs de directives et d’ordres dictés au gouvernement et à l’administration. A ce titre, l’un des exemples les plus marquants est le « On revient comme avant » du 6 janvier 1984 d’un Bourguiba qui « donne l’ordre à son gouvernement de lui amener une autre loi des finances » (comme s’il n’avait pas paraphé la première) et rétablit ainsi le prix du pain. Il endossait par cette manœuvre le costume du sauveur du peuple contre l’affreux gouvernement qui voulait le priver de pain. Ben Ali n’était pas en reste. Les archives de la presse sous Ben Ali débordent de titres commençant par l’expression « Sur instructions du Président de la République ». Un président de la République à l’origine de la plus insignifiante des initiatives mais qui ne manquait pas de sévir en démettant ministres et responsables locaux dès qu’un mécontentement se faisait entendre ou à l’issue d’une visite surprise. Les hommes providentiels sont particulièrement attachés aux visites surprises. C’est là une manière de dire qu’ils sont bien sur le terrain, proches du peuple, et qu’ils surveillent les administrations bien comme il se doit, prêts à démettre « l’homme néfaste » à la tête de l’administration défaillante. Chahed n’a pas dérogé à cette règle. De nombreuses visites surprises, notamment dans les hôpitaux, ont ponctué son mandat. Il a d’ailleurs innové l’exercice la semaine dernière en effectuant une visite surprise au ministère de la Santé pour présider « une réunion non-programmée, avec la ministre de la santé Sonia Ben Cheikh et les directeurs des hôpitaux publics » lors de laquelle il a pointé du doigt « des problèmes de gestion et de laxisme » dans le secteur de la santé.

A l’origine de tout, responsable de rien

Le costume d’homme providentiel ne manque pas d’avantages, c’est bien pour ça que sa popularité ne s’est jamais démentie. Grâce à un simple « sur ordres de », il autorise Chahed à se positionner comme « celui par qui les choses se font » face à une administration qui est perçue comme lourde et figée. Cela permet non seulement de braquer les projecteurs sur sa personne, mais de le faire en devenant la figure de l’homme actif, en mouvement, face à une machine administrative rouillée, posture plutôt avantageuse d’un point de vue électoral. Jouer le jeu de celui qui s’agite contre l’administration efface, et c’est bien utile, l’appartenance de Chahed à la même administration et surtout sa responsabilité en tant que chef du gouvernement dans le bon fonctionnement ou non de cette dernière. Il est en effet difficile de critiquer les « problèmes de gestion de laxisme » dans une administration sans se remettre soi-même en question en tant que chef de l’appareil administratif. Grâce au costume de l’homme providentiel, Youssef Chahed s’octroie le privilège d’être à la fois celui qui est à l’origine de tout et responsable de rien.

Dessin de Sadri Khiari

Si la petitesse des calculs électoraux est, sans surprise, le cœur de la manœuvre de Chahed, une question de fond demeure. Cette manœuvre, dont usent les gouvernants depuis des décennies à leur avantage, masque le caractère systémique et structurel des dysfonctionnements administratifs sous le couvert d’une opposition entre « homme providentiel » et « homme néfaste » pour reprendre la terminologie de Bennabi. Ainsi, au lieu de nous interroger et d’enquêter sur ce qui, dans la structure même de la machine administrative ne fonctionne pas ou fonctionne mal et d’essayer d’y remédier par des moyens et des méthodes concrètes, nous nous contentons depuis des décennies d’attendre les « directives » et les visites surprises du chef qui se contentera de limoger une poignée de responsables pour en mettre d’autres à leur place. Pour reprendre Bennabi, le culte de « l’homme providentiel » nous fait « substituer subrepticement un problème de personnes à un problème d’idées ».