Il est vrai qu’en 1956, nombreux de ceux qui vivaient en milieu rural étaient des pasteurs transhumants, aussi bien sur de grandes distances (Tunisie centrale et méridionale) ou de plus petites étendues (au nord-ouest notamment). La suppression du nomadisme et la sédentarisation de la population afin de pouvoir accéder aux services minimaux (écoles, santé, routes, transport) a poussé nombreux à se fixer dans des agglomérations qui ont vu leurs populations s’accroître au fil du temps. La politique de l’Etat a parfois fait exploser les mouvements des populations des zones rurales vers les centres urbains (expérience socialisante à la fin des années 1960, développement du littoral aux dépens du reste du pays par la suite). Les mouvements migratoires n’ont jamais cessé jusqu’à nos jours ; la preuve étant la fermeture de nombreuses écoles par défaut d’écoliers ou aussi le fait que plusieurs petites agglomérations se vident pour une raison ou une autre. Seulement que ces dynamiques ont changé de destination ; plusieurs quittent les zones rurales vers les centres urbains les plus proches ou vers les centres de gouvernorat.
Changement du mode vie rural
Le mode de vie en milieu rural a pourtant changé depuis ; le tissu des écoles est globalement satisfaisant, les centres de soins de santé de base sont accessibles –même avec une qualité qui reste perfectible-, les services de base (eau, électricité, routes) sont eux aussi disponibles et accessibles, même si la qualité de certains services reste à revoir. En effet, depuis les années 1990, nombreux services sont devenus accessibles à la majorité des populations rurales, même si elles demeurent de qualité moindre que celles se trouvant en ville. La qualité de l’habitat en milieu rural s’est également nettement améliorée par rapport à celle qu’on connaît il y a une trentaine d’années. Le paysage a lui aussi changé ; le transport rural s’est substitué à celui des ânes, mulets et chevaux qui étaient les seuls moyens de transport des habitants. D’ailleurs, on ne les voit que rarement et à l’occasion de certains travaux agricoles, notamment pendant la période de cueillette des olives. Le déplacement aux centres urbains est quasi quotidien pour nombreux habitants en milieu rural, car facilité par les transports en voiture. Dommage que nombreux objets et outils se sont perdus dans de nombreuses régions et qu’aucun effort de conservation des traditions n’a été consenti, notamment dans des musées d’arts et traditions populaires (araire, outils de battage des céréales, de collecte de bois ou de chaume, objets d’utilisation quotidienne, en poterie, et qui ne sont plus fabriqués, sans oublier le patrimoine oral immatériel…). Le gaz s’est substitué au bois de feu qui n’est utilisé que rarement. Le four à pain (Tabouna) a lui aussi tendance à disparaître, car le recours au pain de boulangerie est devenu la norme même en milieu rural. Certaines corvées, dévolues aux femmes (collecte de bois de chauffe ou de cuisson, apport d’eau à dos de femme ou d’animal…), ont presque totalement disparu et ne sont visibles que dans des zones reculées ou pendant des périodes de crise…
Disparités persistantes
Ceci pour dire simplement que le paysage rural s’est transformé au fil du temps, même si cela ne s’est pas accompagné par un effort de revalorisation des habitants de « derrière les plaques ». Même si les indicateurs statistiques montrent que l’espace rural est en retard par rapport à celui du milieu urbain (taux de scolarisation et d’analphabétisme, pourcentages de raccordement aux réseaux électrique et d’eau potable…), cela n’est pas lié aux habitants eux-mêmes, mais aux politiques adoptées par les gestionnaires du pays. Même si des efforts ont été consentis au fil des années, on ne peut que souligner leur insuffisance (état des routes par exemple) et leur caractère épisodique et non soutenu. On a d’ailleurs l’impression que les pouvoirs publics ont toujours considéré les ruraux comme une réserve de vote pour le parti au pouvoir (du temps du Parti-Etat). D’autres éléments d’insuffisance marquent le milieu rural, dont l’absence de dynamiques associatives locales, en raison de la marginalisation de cet espace et l’absence également d’effort de la part des associations citadines qui se sont approprié ce milieu sans le moindre effort de formation des élites locales. L’espace rural est toujours considéré comme un objet d’intervention et non un espace pouvant être autonome ou pourvu d’ingéniosité en mesure de parer à toutes ses difficultés. Les politiques non plus ne sont pas du reste, et un seul indicateur le prouve : l’absence de représentation des partis politiques dans ces espaces (et dans les périphéries en général).
Ce qui caractérise désormais l’espace rural est sa dépendance de plus en plus accentuée de l’espace urbain. Cela a toujours été ainsi, mais la tendance à l’uniformisation des modes de vie rend de plus en plus les ruraux dépendants des villages et villes les plus proches. L’autonomie relative dont ils disposaient tend à disparaître. Ceci aura d’importantes conséquences sur leur économie (voir plus loin). Les activités économiques dans l’espace rural sont demeurées presque inchangées depuis des décennies. C’est en effet l’agriculture qui demeure la principale activité économique, et malgré les différentes formes d’intensification, ne génère pas suffisamment de revenus pour la majorité des petits exploitants agricoles en particulier. Il faut remarquer par la suite que la plus value générée par les activités agricoles en milieu rural est le plus souvent investie ailleurs en ville notamment, et nombreux acteurs économiques ne sont pas issus de ces zones-là (qualifiés désormais d’« investisseurs », pour les distinguer du reste de la population locale).
Précarité des ouvrières agricoles
Ceci nous amène à parler des travailleurs agricoles, puisque l’actualité nous y pousse. La femme rurale en particulier a toujours travaillé, mais son travail –non rémunéré- se faisait essentiellement dans l’exploitation familiale, ce qui laisse une marge de manœuvre au chef de foyer pour répondre aux besoins de sa famille, somme toute relativement modeste. Le travail salarié des femmes non qualifiées s’est intensifié au cours des vingt dernières années. L’absence de structures d’accompagnement, notamment les syndicats, les a laissées à la merci de différents acteurs (transporteurs qui jouent le plus souvent le rôle d’intermédiaires et les exploitants agricoles). Précisons que ces femmes travaillent dans des exploitations d’échelles différentes, mais en particulier dans les périmètres irrigués où la production est intensive et où les exploitations agricoles ne sont pas de grandes superficies. Nombreux exploitants se plaignent de la cherté de la main d’œuvre féminine recrutée sur place ou dans des bourgades plus ou moins éloignées, simplement parce qu’ils pensent que les prix de vente de leur production est basse, et que la seule marge sur laquelle ils peuvent faire des marges est le salaire de leurs ouvrières. En effet, le salaire des ouvrières varie en fonction de la saison et de la nature de l’activité. Certaines travaillent à la tâche, et leur journée de travail est le plus souvent longue. Elles partent au travail aux environs de 5-6 heures du matin en hiver et bien plus tôt en été. Elles sont souvent payées à 10 DT (prix inférieur au SMAG) et subissent toute sorte de brimade et de harcèlement de la part de leurs employeurs (moral et parfois même sexuel, sujet tabou comme tant d’autres). Les revenus de nombreuses de ces femmes servent souvent à aider leurs maris à subvenir aux besoins de leurs enfants, le plus souvent scolarisés, simplement parce que le revenu du père est insuffisant à lui seul pour répondre aux besoins grandissants des enfants et de la famille. Ces ouvrières ne sont évidemment pas assurées et c’est à leurs frais qu’elles se soignent, à cause des conséquences de leur travail (manipulation à mains nues et sans masque de produits chimiques dangereux, maux de tête à cause du transport, soins dentaires à cause du froid…).
Contrairement à ce que croient nombreux de nos concitoyens, les ouvrières agricoles ne sont pas toutes issues du milieu rural. Certaines sont recrutées des quartiers périphériques de certaines villes, car d’origine rurale et étant le plus souvent récemment installées en ville. On fait appel à ce genre de main d’œuvre en période de besoins incessants, notamment pour la récolte de certains fruits et légumes à certaines périodes de l’année. Le travail des femmes rurales ne se fait pas uniquement dans le secteur agricole. Certaines sont recrutées dans les industries installées dans certaines régions. Cette catégorie socioprofessionnelle est considérée comme privilégiée, car ces dernières disposent de revenus réguliers. Ces ouvrières sont le plus souvent jeunes et mieux qualifiées que les ouvrières agricoles, mais sont également mal payées…
Comme c’est également d’actualité, la signature potentielle de l’Accord de Libre-Echange Complet et Approfondi (ALECA) avec l’Union Européenne (UE) risque de vider l’espace rural de ses forces vives, car ces accords finiront par tuer les petits paysans qui constituent la majeure partie des exploitants agricoles en Tunisie. Comme les accords précédents avec l’UE, essentiellement ceux de 1995, ont tué les petites unités industrielles, l’ALECA viendra à bout des petits paysans (et d’autres catégories socioprofessionnelles), car elle ouvrira le marché tunisien aux produits agricoles européens…
Sans aller encore loin, il semble que nous passons d’une situation où les ruraux étaient considérés comme une réserve de vote pour le parti au pouvoir, ils le sont désormais comme une réserve de main d’œuvre corvéable à merci et très bon marché. Si cela continue ainsi, il ne faut point s’étonner que les gens abandonnent nombreuses activités agricoles en raison de leur pénibilité ou quittent carrément cet espace, afin d’accéder à une forme de citoyenneté, toujours considérée comme « plus noble », à savoir la citadinité. Seule une reconsidération de l’espace rural et de ses occupants pourrait mettre un terme à des situations humainement intolérables.
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