1 – Première différence entre les deux candidats. Elle se situe au niveau de la symbolique. Kais Saied apparaît comme quelqu’un d’intègre, comme un universitaire désintéressé. Nabil Karoui présente une image brouillée d’homme d’affaires peu scrupuleux, à l’instar de son modèle italien, Silvio Berlusconi. L’un a fait une campagne pratiquement sans argent ; l’autre a dépensé des milliards
2 – Deuxième différence. Elle se rapporte à la composition de leur base électorale. Les deux candidats ont puisé le gros de leurs suffrages parmi le peuple des exclus – ruralité et informel –, mais selon un clivage très net en matière de tranches d’âge. L’électorat de Kais Saied est majoritairement jeune et instruit (le réservoir des « jeunes chômeurs diplômés »). Celui de Nabil Karoui est principalement constitué de personnes âgées, sans ressources et avec peu ou pas d’instruction.
3 – Troisième différence. Elle a trait au contenu de leurs discours électoraux respectifs. Kais Saied a mobilisé les jeunes sans emploi en leur promettant une refondation de la représentation politique, qui irait dans le sens de leurs intérêts. Comment cela ? Par l’inversion de la pyramide des pouvoirs, qui partiraient du bas (les collectivités locales) vers le haut (l’administration centrale) et non plus du haut vers le bas comme c’est le cas aujourd’hui. En transférant les instances de décision de l’Etat vers les échelons locaux et régionaux, Kais Saied prétend pouvoir introduire une forme de démocratie directe à travers laquelle la population – et la jeunesse – se prendrait en charge et serait capable de résoudre par elle-même la totalité de ses problèmes. Nabil Karoui a procédé selon une démarche clientéliste plus traditionnelle. Tout en promettant du travail et des revenus à tout le monde une fois élu, il n’a pas hésité à instrumentaliser la détresse des plus déshérités en leur distribuant à tour de bras nourriture et argent.
4 – Malgré ces approches différentes, la campagne des deux candidats a mis l’accent sur les fractures sociologiques du pays et dénoncé la responsabilité des gouvernements successifs depuis huit ans dans l’aggravation des phénomènes d’inégalité et de marginalisation. Objectivement parlant, et comparativement aux élections de 2011 et 2014, il s’agit là d’un petit progrès, même s’il reste ambigu. On est passé d’un positionnement de type idéologico-religieux – « islamistes » d’un côté, « modernistes » de l’autre – à un positionnement de type social, plus conforme aux préoccupations réelles des Tunisiens. Ce changement de cap aura nécessairement des conséquences dans l’avenir immédiat, et cela, quel que soit le candidat qui l’emportera au second tour. Pour le personnel dirigeant, il sera de moins en moins facile désormais d’escamoter les questions économiques en agitant l’épouvantail identitaire[1]. On peut même prévoir, pour les prochains mois, une nette reprise des luttes revendicatives, pour faire en sorte que le début de changement introduit après le 14-Janvier ne se limite pas à la seule sphère politique, mais se propage sur le terrain qui est l’aboutissement naturel d’un soulèvement révolutionnaire, celui de l’amélioration des conditions d’existence matérielles du plus grand nombre.
5 –Au-delà des différences signalées, il reste un élément important, commun aux deux candidats. L’un et l’autre sont perçus par leurs électeurs comme extérieurs au système actuel, voire comme des candidats antisystème. Ces perceptions sont superficielles et, par conséquent, erronées. Elles s’en tiennent à l’apparence des choses sans prendre en compte leur substance véritable.
6 – Démontrer que Nabil Karoui n’est pas un acteur extérieur au système ne présente aucune difficulté. Sur le plan économique, sa situation d’affairiste ayant prospéré dans les sphères de la publicité et de l’audiovisuel n’est pas récente, mais remonte aux années 1990. De fait, c’est à Ben Ali lui-même qu’il doit les privilèges liés à son statut de rentier, statut qui n’a fait que s’affirmer après 2011. Sur le plan politique, ce n’est pas très différent. Nabil Karoui est dans le premier cercle qui crée Nidaa Tounès en 2012. S’il quitte ce parti en 2017, ce n’est pas parce qu’il devient brusquement un adversaire du système, mais parce qu’il est partie prenante dans la guerre des chefs qui déchire l’entourage d’un Béji Caïd Essebsi en fin de course. Ces derniers mois, quand Youssef Chahed essaie d’invalider sa candidature puis le fait jeter en prison, ce n’est pas parce qu’il menacerait le système, mais qu’il le menace lui, Youssef Chahed, dans son ambition présidentielle. D’une certaine manière, c’est d’ailleurs en raison de l’acharnement imbécile du chef de gouvernement à son égard que Nabil Karoui a pu se forger en peu de temps l’image gratifiante qui a séduit de larges franges de son électorat, celle d’un homme indépendant du pouvoir et persécuté par lui.
7 – Définir le profil de Kais Saied nécessite une analyse plus attentive. Le principal problème ici réside dans le caractère contradictoire du personnage. Kais Saied est incontestablement extérieur au système dominant et à ses privilèges, aussi bien en termes économiques que politiques. Sur un plan strictement subjectif, on pourrait même penser qu’il est pour le changement, pour la transformation du système dans le sens des besoins des plus démunis. Mais c’est lorsque l’on passe du plan subjectif au plan objectif que tout se complique. Pour deux raisons notamment :
- La vision du changement qu’il veut introduire est en total décalage vis-à-vis du réel ;
- Sa démarche politique est complètement ignorante de ce qui fait l’essence de l’action politique, à savoir le rapport de force. (Je laisse de côté pour le moment la nature ouvertement réactionnaire de ses positions en matière de libertés individuelles.)
8 – Le régime politique actuel est parlementaire. Or Kais Saied est un homme seul, sans parti ni élus pour servir son projet. Avec les réseaux de jeunes qui le soutiennent, il s’est lancé dans la campagne des présidentielles en occultant la bataille des législatives. S’il passe le second tour – et il est vraisemblable qu’il le passe –, il ne disposera demain d’aucune majorité, d’aucun groupe parlementaire pour appuyer ses initiatives. Comment pourrait-il agir dans ces conditions ? C’est la première grande limite politique objective de Kais Saied. Sa démarche est purement individuelle, ce qui signifie qu’il reste prisonnier de schémas mentaux essentiellement prémodernes. Il doit se voir comme une espèce de guide ou de sauveur, capable par sa seule volonté de changer le destin du pays. C’est d’ailleurs ainsi que beaucoup de ses partisans le voient. Sauf que le temps des chefs providentiels est définitivement révolu en Tunisie.
9 – Sa deuxième limite relève de sa conception très spéciale et très spécieuse du changement, marquée par une forme de démocratisme peut-être sympathique, mais complètement irréaliste, pour ne pas dire farfelue. Kais Saied, on l’a déjà signalé, veut inverser la pyramide des pouvoirs, en partant du bas vers le haut et non plus du haut vers le bas. Concrètement, cela donnerait l’architecture suivante :
- Première étage : des élections générales au niveau des collectivités territoriales de base (à partir de scrutins uninominaux et non plus de scrutins de listes), débouchant sur la mise en place d’exécutifs locaux ;
- Deuxième étage : désignation d’assemblées régionales à partir des exécutifs locaux ;
- Troisième étage : désignation d’une assemblée nationale à partir des exécutifs régionaux.
D’après Kais Saied, cette nouvelle hiérarchie constituerait l’instrument le plus approprié pour sortir de l’ancien système, tout en édifiant celui que les citoyens appelleraient de leurs vœux. Parce que, précise-t-il, les élus de base savent mieux que quiconque ce qu’il faut faire pour régler les problèmes. En guise d’explication, Kais Saied n’a strictement rien d’autre à ajouter. Rien à ajouter sur les politiques publiques qu’il faut mener pour affranchir la Tunisie de son état de soumission à l’égard des intérêts étrangers. Rien à ajouter sur les politiques publiques nécessaires pour démanteler les positions de l’oligarchie rentière et mafieuse qui saccage l’économie nationale. Rien à ajouter sur les politiques publiques indispensables pour sortir la paysannerie et les masses de l’informel de la détresse où elles se trouvent. Rien à ajouter sur l’appauvrissement permanent des salariés et des petits fonctionnaires. Rien à ajouter sur le déclassement accéléré des professions libérales et des patrons de PME. Rien à ajouter sur la refonte de l’Etat, sur les réformes de l’enseignement, de la justice, de la santé, du transport, des médias, etc., etc. Sur toutes ces questions essentielles, au cœur d’un vrai projet de renouveau démocratique et patriotique, Kais Saied ne dit pas un seul mot. Le peuple saura ce qu’il convient de faire, laisse-t-il entendre. A partir de cet acte de foi, lui, Kais Saied, s’estime exempté de toute obligation supplémentaire. On retrouve là la splendide ingénuité de beaucoup de professeurs de droit. L’abstraction est leur domaine de prédilection. Plus un schéma est abstrait, plus il leur paraît parfait et capable, du fait de sa perfection, de modifier le réel à sa convenance.
10 – Venant après des décennies de dictature et d’oppression, les insurrections populaires génèrent naturellement une soif illimitée de liberté. On voit alors surgir toutes sortes d’idées et de constructions dont la caractéristique commune est d’être d’un démocratisme absolu. Un tel mouvement de pendule est compréhensible et nécessaire pour commencer à rompre avec le passé. Mais le vrai progrès ne peut se réduire au passage d’un excès à un autre. Le démocratisme, aussi radical soit-il, ne peut tenir lieu de programme de changement. En Tunisie, après le 14 janvier et la faillite avérée des courants de gauche à diriger le soulèvement,puis à jouer un rôle effectif dans la période de transition, de nombreux militants, surtout les plus jeunes, ont déserté les structures existantes, avec l’intention de créer des partis de type nouveau, aptes à prendre la relève et à mener le processus révolutionnaire à son terme. On ne compte plus les initiatives de ce genre prises en huit ans. De facture diverse,d’importance inégale, ces initiatives justifiaient leur création en recourant toutes au même argumentaire de fond. Les anciens partis de gauche ont échoué, disait-on, parce qu’ils sont organisés de manière bureaucratique, selon un modèle vertical qui les coupe des masses. C’est la raison pour laquelle il faut les remplacer par de nouvelles formations, organisées de manière décentralisée, selon un modèle horizontal, le seul permettant de renouer les liens avec la population. L’échec des anciens partis n’était jamais ramené à un défaut d’analyse et de programme, mais toujours réduit à un défaut d’organisation. Il suffisait de corriger ce défaut d’organisation – en passant de la logique verticale à la logique horizontale – pour que le reste suive : la liaison avec les masses et l’aptitude à jouer un rôle de premier plan dans la compétition politique. Munis de ce maigre bagage, les unes après les autres, toutes ces initiatives ont fait long feu, laissant derrière elles beaucoup d’amertume et d’espoirs déçus.
Je rappelle ces faits parce qu’ils se sont inscrits dans une démarche finalement très proche de celle de Kais Saied. Les jeunes militants avaient en tête de créer un parti horizontal, sans se préoccuper des questions de programme. Kais Saied n’est pas un jeune militant, mais un juriste et un constitutionnaliste. Comme ses cadets, cependant, il ne se préoccupe pas de questions de programme. Et comme eux, il est aussi un adepte convaincu de l’horizontalité : son projet, c’est un pouvoir horizontal, une constitution horizontale et, finalement, un Etat horizontal. C’est-à-dire pas d’Etat du tout.
« La jeunesse a toutes les vertus, sauf d’avoir vécu », disait Kateb Yacine. Kais Saied doit être resté très jeune, s’il n’est pas un imposteur.
[1]– Dire que cela sera de moins en moins facile ne signifie pas que la manipulation ne sera plus jamais tentée. On risque d’ailleurs de la voir réactivée à l’occasion de la campagne du deuxième tour, soit par l’un ou l’autre des candidats, soit par les alliés qui les rejoindront.
Aziz Krichen, comme la nature, a horreur du vide : “un État horizontal=pas d’État du tout”. Mon Dieu, quelle horreur! Vive l’État et à bas l’anarchie ! Ce que ne comprend pas Aziz Krichen, qui a pourtant étudié Gramsci, c’est que le peuple a depuis longtemps établi son programme, et qu’il suffit donc de lui laisser le pouvoir pour qu’il l’applique