À l’heure où la pratique documentaire en arts visuels connaît un regain prometteur, l’intimité des archives séduit. Une fois exclue l’hypothèse de la table rase, quelle place réserver à ces traces laissées ou attrapées au plus près des vies tues ? Avec l’exposition 0904, qui prend place à l’intérieur de l’ancienne imprimerie Finzi, Malek Gnaoui immerge le visiteur dans le passé pas encore essoufflé d’ex-détenus de la Prison 09 avril de Tunis. L’exposition de 2018 en avait déjà donné le la. On connaît très peu ces pages discrètement tournées, et encore moins leur capacité à déplacer le regard. Sobre, cette deuxième exposition s’inscrit dans une attention à l’invisibilité sociale des prisonniers politiques et de droit commun, pour en faire résonner l’intime vibration à travers les documents et archives matériels qu’ils ont accepté de confier à l’artiste. Si Malek Gnaoui tient là une véritable mine d’or, hors des préoccupations de l’historien, toute la question est de savoir ce qu’il a pu en faire et au prix de quoi.
Un dispositif clinique
Si Malek Gnaoui remet, pour l’occasion, les petits plats dans les grands, c’est pour conjuguer une pratique de collecte à un protocole presque invariable de storytelling. Son intervention ne se limite donc pas au recueil d’archives, mais s’étend à l’agencement de leur lisibilité dans quelque chose comme une salle de lecture. Les liasses de documents composites sont ordonnées en treize cahiers de grand format. Surfilés en cuir blanc, le visiteur est invité à les consulter individuellement sur de grandes tables équipées de lampes. Et avec tout le soin possible que lui offrent des gants en latex à sa disposition, délicatesse et attention sont ici de rigueur. Il faut pourtant dire que cet agencement pourrait s’apparenter à un dispositif clinique si chacune ou presque des pièces d’archives recueillies ne portait déjà en elle une forte charge émotionnelle.
Entre les pages de chaque cahier, certains feuillets sont à mi-chemin de la correspondance et de l’aide-mémoire. Ici une lettre défraîchie à l’adresse d’une mère, là une carte postale d’un ancien compagnon de cellule ; ailleurs des chansons retranscrites. Et quelques pages plus loin, des morceaux d’images hybrides ou une série de portraits sur des bouts de toile usés. Ce sont des instantanés que l’on retrouvait d’un cahier à l’autre et qui, dans un jeu de cache-cache, disent en quoi la condition carcérale contraint à un entre-soi et parfois à un tête-à-tête avec soi. Dans les témoignages recueillis, il ne s’agit pas seulement de compter les jours pour tuer l’ennui, mais de se livrer aussi secrets et souffrances endurées, de scander le memento mori et de s’approprier un territoire intime. Si les correspondances des détenus de droit commun s’y bousculent, les journaux intimes de prisonniers politiques requièrent davantage de patience pour pouvoir les déchiffrer. De ces archives exhumées, on retiendra la récurrence de certaines images, celles d’un ordre social pernicieux, d’une solitude des corps trahis et des vies coupables, mais aussi des lettres d’amour où se prêtent la main le désir ardent et l’attente infinie.
À côté de cela, il y a d’autres angles morts. Les deux premières vidéos, filmées sur le mode du re-enactement, s’avouent poreuses en cadrant en plan rapproché les mains de deux ex-détenus tricotant et renouant du fil, mais lisant en off des lettres familiales. La troisième vidéo, la plus aboutie de toutes, traduit sur trois écrans en rythmique géométrique des mots de passe que les prisonniers s’échangent depuis leurs cellules séparées, pour court-circuiter le contrôle des geôliers. Si cette vidéo rappelle les difficultés d’une vie de groupe imposée, réglementée et surveillée, l’on regrette que sa visée se déforme avec la quatrième. Celle-ci emprunte une autre voie pour montrer que le corps du détenu est le lieu même d’inscription des traces de son enfermement. À la géographie des automutilations et de leurs cicatrices, qu’une caméra ausculte sans pudeur, vient se greffer la voix blanche du prisonnier chantant sur une autre octave.
Du document au monument
Sans doute, l’exposition suscite-t-elle une impression de découverte, sans laquelle le visiteur hésiterait à s’avancer dans le parcours. La démarche y est livrée dans une logique de la restitution. Mais il ne s’agit pas de sortir ces vies de la chronique des faits divers, mais de porter à la visibilité la grammaire du vécu carcéral. On y voit une histoire se défaire et une autre se dessiner. S’ils s’accompagnent de sobres indications, les documents ne sont pas toujours assortis de légendes. Et les photos re-prises qui en tiennent lieu prennent souvent le pas sur l’archive elle-même. Les objets, rescapés, ont un avantage sur les corps : ils restent là, comme dans un cabinet de curiosités. Miroirs, bouts de tissus ou rasoirs de fortune, etc. : ces témoins intimes font certes trace hors de tout cadre qui leur aurait attribué un statut contraire à leur valeur d’exposition. Mais le compte n’y est pas. Ils se dévaluent de leur présence démonstrative.
Voilà qui est problématique dans la démarche de 0904 : pour que le sujet cesse d’être prisonnier de son sombre tableau, il ne faut pas qu’il se contente de ses souvenirs. Mais pour qu’il puisse avoir autre chose que ses souvenirs, il faut qu’il procède à une mise à distance de son vécu. Seulement, un mouvement de caméra, ou une manière plus générale d’approcher le corps ou le document modifie ici deux choses : la forme du témoignage, mais aussi sa valeur d’usage. Le même problème s’étend aux carnets reconstitués. Certains ex-détenus sont intervenus, à la demande de l’artiste, pour donner chair à leurs fantasmes et restituer les noces de l’enfermement et des désirs qu’appellent les autres écorchés. La retranscription des témoignages, conjoints aux collages de morceaux d’images pornos, offre une coupe très personnelle de leur univers et frustrations sexuels. Mais le geste n’en répond pas moins à un dessein d’illustration, ainsi qu’à un fantasme de transparence qui gomme les spécificités mentales de ces images dans une tautologie muette. La tension entre la lisibilité du témoignage et sa fragile visibilité se perd en surdéterminant leur identité. Et Malek Gnaoui ne semble pas trop hésiter. Dommage, car c’est bien à cette tension que se ravitaillent les images.
Entre fonds de tiroir, lettres, objets et vidéos, l’ensemble nous tient en haleine. Si le contingent d’archives présente une valeur intrinsèque et recèle un gisement de matériaux précieux, qu’en fait l’artiste au final ? En tire-t-il quelque chose à l’avantage de leur reconnaissance sans neutraliser la visibilité des histoires qu’elles racontent ? Bien qu’il importe aux démarches qui se savent redevables des archives de ne pas en dévoyer la valeur d’usage, une des conséquences du dispositif de 0904 est de convertir le statut des documents en monuments, c’est-à-dire de la trace en instrument. Car sous la triple alliance de la pratique de collecte, de l’enquête et de la reconstitution, tout se passe ici comme si 0904 sacrifiait à un volontarisme du procédé plutôt que de confronter, dans le montage de ses archives, les mots qui modulent une expérience, les images qui en retiennent le souvenir et les silences qui en contrarient les images. Il n’est pas sûr que Malek Gnaoui ait pris la mesure de ce glissement.
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