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La MR aurait été formée au départ d’ultras, de pieds noirs et de partisans acharnés de la présence française dans le Maghreb. Mais, assez rapidement, on va soupçonner l’action d’un service secret derrière cette organisation qui se livre à un véritable terrorisme d’Etat.

La naissance d’un mythe

Le nom a été choisi en référence à la main de Fatma des musulmans. Mais contrairement au talisman arabe, noir et or, cette main est rouge. Rouge comme le sang que cette obscure organisation a fait couler à de nombreuses occasions. Constantin Melnik[1] qualifiait cette organisation « d’une redoutable machine à tuer.»

La Tunisie fut l’un des premiers théâtres des opérations de cette organisation. Farhat Hached est assassiné le 5 décembre 1952. Hédi Chaker est enlevé de son domicile et exécuté par un commando le 13 septembre 1953. Le médecin Abderrahmane Mami est assassiné en juillet 1954. Cet épisode n’a été que le prélude d’une suite d’assassinats qui vont se poursuivre jusqu’en 1960. Les victimes sont essentiellement des nationalistes tunisiens, marocains, militants et dirigeants du FLN algérien, marchands d’armes en Europe, avocats et sympathisants des revendications indépendantistes au Maghreb.

Au début, on pensait que la MR dissimulait un groupe d’européens opposés à l’indépendance de la Tunisie, du Maroc et de l’Algérie. Des hommes qui auraient constitué une milice d’autodéfense contre les menées nationalistes. L’implication de policiers français dans cette organisation expliquerait en partie l’impunité dont bénéficieraient les tueurs. Les éliminations physiques n’ont pas épargné les ressortissants français. Le 11 juin 1955, un industriel français Jacques Lemaigre Dubreuil est assassiné à Casablanca au Maroc. Ce partisan de l’indépendance du Maroc est soupçonné d’être un bailleur de fond des nationalistes marocains. Les tueurs seront identifiés, mais jamais condamnés.

Le déclenchement de l’insurrection algérienne, le 1er Novembre 1954, va donner une seconde vie à la « MR », qui va élargir ses activités clandestines. Le pouvoir colonial va mener alors une guerre souterraine sur les réseaux financiers et d’approvisionnement en armes du FLN algérien dans le monde arabe et en Europe.

A la fin des années 1950, plusieurs dirigeants du FLN sont victimes d’attentats en Europe, des marchands d’armes sont éliminés, des bateaux d’approvisionnement ont été sautés. Et encore une fois, personne à cette époque ne soupçonne l’implication des services secrets français. (Il faudrait dire que tout a été fait pour). Car, pour bien emberlificoter l’opinion et les observateurs, le SDECE[2] va se livrer à une superbe opération de mystification dont le but était d’accréditer la thèse d’une organisation indépendante contre-terroriste.

Désinformation et mystification : une interview et un livre

A la fin de l’année 1959, un certain Christian Durieux contacte le correspondant britannique du Daily Mail à Paris pour faire une déclaration. Christian Durieux, un jeune professeur de mathématiques d’origine corse, se présente comme un membre actif de la « MR », une organisation dont le but, dit-il, est de s’attaquer au « terrorisme du FLN » partout où il se trouve. Avec de parfaits accents de sincérité, ce Durieux affirme que la « MR » n’est pas une organisation farfelue, ou un agglomérat de fascistes et de maniaques de la violence, mais simplement des hommes déterminés à lutter contre les « terroristes » où qu’ils se trouvent. Or, Durieux n’est en fait qu’un honorable correspondant du SDECE. Evidemment, le journaliste britannique du Daily Mail ne se rendait pas compte de la supercherie. L’interview est reprise par plusieurs journaux, dont l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. Le moindre qu’on puisse dire, c’est que cet interview-leurre a fait du bruit.

Le SDECE pousse l’intox plus loin qu’une simple interview. La duperie prendra cette fois la forme d’un livre. En 1960, un livre intitulé la Main Rouge est publié aux éditions Nord-Sud en Suisse. Son auteur s’appelle Pierre Genève (un pseudonyme). Il s’agirait, dit-on, d’un auteur de romans d’espionnage. Curieusement cette maison d’édition n’a publié que ce livre.

Cet ouvrage se présente comme une longue interview de l’un des responsables de la « MR ». Le livre fournit des détails impressionnants sur les actions d’éclat de cette organisation. Son contenu fut abondamment repris dans la presse. Pourtant, une sérieuse enquête journalistique aurait suffi pour découvrir que ce livre est une imposture. Le responsable de cette étrange maison d’édition, qui n’a publié que ce livre, était un authentique officier du renseignement français.

Dans leur livre intitulé « La Piscine[3] », les deux journalistes français Roger Faligot et Pascal Krop, donnent des détails sur cet épisode inédit dans le monde de l’édition :

« L’éditeur de la Main Rouge s’appelle Jacques Latour, célibataire, né en juin 1929 à Saint-Maur-des-Fossés, où il réside encore en 1960. Sa maison d’édition Nord-Sud est enregistrée au registre de commerce de Paris le 2 janvier 1960, et change d’enseigne le 18 juillet 1960 avant de cesser ses activités le 31 décembre 1960. En tant que maison d’édition, Nord-Sud n’a publié qu’un seul ouvrage : la Main Rouge. »

Ces opérations de désinformation ont berné même les avocats du collectif défendant les militants du FLN.

Le célèbre avocat français Jacques Vergès (qui a échappé de justesse au projet de plastiquage de sa voiture par le SDECE en 1961) déclarait au journal Libération : « la Main rouge désignait pour nous les ultras, soldats perdus ou extrémistes pied-noir ». Me Mourad Oussedik, un autre avocat algérien, qui a été dans le collimateur des hommes du SDECE, déclarait : « On a toujours pensé à des barbouzes de droite, jamais à un service de renseignement organisé et dissimulé derrière ce sigle ».

Opérations commanditées par les plus hautes sphères de l’Etat français

Les opérations de la MR, orchestrées par le SDECE, ont commencé en 1952 sous la quatrième république, et vont se poursuivre, voire redoubler sous la cinquième république. Sous la quatrième république (1945-1958), le SDECE avait parfois sous-traité ses agissements, qui relevaient par moments du bricolage, ce qui avait abouti à quelques échecs. A cette époque, beaucoup de recrues de la « MR » étaient des policiers et d’anciens membres des forces de sécurité.

A partir de 1951, l’antenne du SDECE à Tunis était dirigée par le lieutenant-colonel Jean Germain, de son vrai nom Jean Allemand, assisté par un certain Paul Conty. Vraisemblablement, ces deux personnes auraient orchestré l’assassinant de Hached. Le résident général Jean de Hauteclocque était au courant du projet de l’assassinat et aurait donné sa bénédiction. Mais sous la cinquième république (1958), on assiste à la professionnalisation du service Action du SDECE. Le recrutement se faisait désormais parmi les militaires du 11ème régiment de parachutistes de choc. Jacques Foccart, éminence grise du général de Gaule à l’Elysée, est l’artisan de cette transformation. A partir de 1958, le « vrai patron » du SDECE, c’était lui. Il va chapeauter les services spéciaux quand de Gaule sera revenu aux affaires. Pour la seule année de 1960, on comptera 135 individus exécutés, 6 bateaux coulés et 2 avions détruits.

A son arrivée au pouvoir, le général de Gaule a édicté trois règles au service Action du SDECE : agir toujours en dehors du territoire français, contre des cibles étrangères (c.à.d. jamais des citoyens français) et avoir l’approbation du chef de l’Etat et celle du Premier ministre. Toutefois, Jacques Foccart a accordé une dérogation à ces règles, en donnant son feu vert à l’assassinat de l’avocat franco-algérien Amokrane Ould Aouadia à Paris le 24 mai 1954.

Dans un livre intitulé « La mort était leur mission », Constantin Melnik (qui aurait été l’un des commanditaires des opérations meurtrières du SDECE), écrit ceci : « Pour faire face à la guerre d’Algérie, la France a disposé, quel que soit la valeur morale de sa politique, d’une puissante secrète machine à tuer. Face à cette tragique réalité, il serait indécent de rendre public les détails des crimes d’Etat commis sous Charles de Gaule. Mais il parait difficile également de continuer à dissimuler aux démocrates que nous sommes devenus, un épisode éprouvant de notre histoire. La pression de la guerre, une certaine sacralisation du gaullisme et une incompréhension du rôle que peuvent jouer les services secrets, ont alors amené notre pays aux frontières inquiétantes entre la vertu et le crime… L’heure n’a-t-elle pas sonné d’admettre la culpabilité de l’Etat dans ces errements. »[4]

La fin de la guerre d’Algérie fut à la fois un dénouement pour les uns et un traumatisme pour les autres. Les conséquences de cette guerre pèsent toujours sur les consciences et les mémoires. Des années ont dû passer avant que les langues se délient et que les témoignages fusent sur les actes de tortures et les exécutions extrajudiciaires. D’anciens agents ou responsables des services secrets commencent à s’exprimer dans la presse ou par des livres sur ce passé peu glorieux. Mais le maintien du secret défense sur les archives de la SDECE empêchait toutefois une sérieuse recherche historique.

Assassinat de Farhat Hached : un long chemin vers la vérité

L’affaire de Hached a connu un rebondissement inattendu. Le 18 décembre 2009, Al-Jazira a diffusé un documentaire dans lequel Antoine Méléro, un ancien policier qui se présente comme membre de la « MR ». Pour la première fois, un ancien de la « MR » témoigne à visage découvert. Cet homme revendique l’opération ayant conduit au meurtre de Farhat Hached et d’ajouter : « Moi, je la trouve légitime. Moi, si c’était à refaire, je le referais. »

La famille de Farhat Hached a porté plainte contre cet ancien policier, devant les tribunaux français pour apologie de crime de guerre. La famille de Farhat Hached n’a jamais cessé de réclamer à la France de lever le voile sur cet assassinat. Après des années d’acharnement pour découvrir la vérité sur l’exécution de Hached, les efforts de sa famille et de l’UGTT ont fini par payer. Le 5 juillet 2013, François Hollande a remis à la famille de Hached l’ensemble des archives déclassifiées sur cet assassinat. Ce geste louable a permis notamment aux proches du leader syndicaliste de découvrir une part de la vérité longtemps camouflée et maquillée en barbouzerie.

Le 4 décembre 2018, à l’occasion de la commémoration de l’assassinat de son père, Noureddine Hached clame haut et fort que ladite « Main rouge » n’a jamais existé, et qu’il s’agissait d’un crime d’Etat. La décision de liquider Farhat Hached a été prise aux plus hautes sphères du pouvoir de la quatrième République. Noureddine Hached va même mentionner les exécuteurs de son père par leurs noms (Sylvain, Hilt et Boyer). Le fils de Hached n’a pas oublié de désigner les responsables politiques, ayant planifié et ordonné cette exécution : Antoine Pinay (ex-Président du conseil des ministres français), Léon Martinaud-Déplat (ancien député), René Pleven (ancien ministre de la Justice), Jean Brune (ancien ministre de la Défense) et Maurice Schumann (ancien ministre de l’Intérieur). En revanche, le fils du leader syndicaliste regrette que la légende de la « Main rouge » persiste dans l’esprit de beaucoup de Tunisiens.

Les raisons de la persistance du mythe de la « Main rouge »

La réponse à la question, « pourquoi ce mythe résiste autant au temps ? », demeure compliquée. Peut-être que la réponse est liée à la légende de la Main rouge elle-même. Un récit bien ficelé contenant un tas d’éléments narratifs cohérents qui renforcent sa crédibilité. Un groupe de colons fanatiques et hostiles à l’indépendance des pays du Maghreb, semble être le coupable idéal aux yeux de l’opinion et des observateurs. Une deuxième raison semble être psychosociologique. L’imaginaire populaire, notamment maghrébin, est un terrain fertile aux rumeurs et aux théories du complot, qui ont la vie longue dans nos sociétés.

Certaines voix malheureuses ont accusé à tort Bourguiba d’être impliqué dans l’assassinat de Farhat Hached. Ce dernier constituerait, selon eux, un rival de poids devant les ambitions politiques de Bourguiba. A cela s’ajoute le fait que l’Etat français n’a pas déclassé toutes les archives de la SDECE. Beaucoup de ces archives demeurent encore dans le secret défense, ce qui rend difficile le travail des historiens et des journalistes. Il me semble aussi que les historiens tunisiens n’ont pas assez communiqué sur ce sujet (faute de documents historiques à leur disposition ?). Et c’est encore plus regrettable, lorsqu’on voit que le système éducatif tunisien continue à véhiculer ces boniments coloniaux à travers les manuels scolaires.

Il est établi aujourd’hui que la« MR » ne fut qu’un écran de fumée pour couvrir les actions des services spéciaux français, notamment pendant la guerre d’Algérie. La plupart des victimes de cette fantomatique organisation furent algériennes, ou liées à la cause indépendantiste algérienne. Reconnaitre ces assassinats et réparer les familles des victimes tunisiennes et algériennes de ces meurtres, ne semble pas être une priorité de la présidence d’Emmanuel Macron. L’imbrication du dossier de la « MR » et de la guerre d’Algérie rend la tâche ardue pour une éventuelle réparation des familles des victimes. Le président français préfère parler de « réconciliation des mémoires ». Or une telle réconciliation exige au préalable le rétablissement de la vérité par l’ouverture des archives au public.

Bibliographie

https://www.youtube.com/watch?v=UBuIvx9lMIo. Consulté le 27 décembre 2019.

Constantin Melnik. La mort était leur mission. Le service Action pendant la guerre d’Algérie. Plon. 1996

Pierre Genève, La Main rouge, Paris, Nord-Sud, 1960.

Roger Faligot et Pascal Krop. La Piscine : les services secrets français 1944-1984. Seuil. 1985

Notes

[1]Le conseiller en matière de renseignement auprès du Premier Ministre Michel Debré de 1959 à 1962.

[2]Le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, qui n’est autre que le service de renseignement extérieur français créé en 1945, et renommé DGSE en 1982.

[3]La Piscine. Les services secrets français : 1944-1984.

[4]Constantin Melnik. La mort était leur mission. Le service Action pendant la guerre d’Algérie. Plon. 1996