Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Alors que l’activité économique mondiale est quasiment à l’arrêt, chaque pays tente, avec ce qu’il a sous la main, de faire face à la crise. Celle-ci se présente différemment selon le contexte. Mais une lecture globale de la situation sanitaire mondiale, telle que réalisée par le journal Le Monde le 13 mars, nous permet de voir, d’ores-et-déjà, les allures des courbes de contamination en fonction des pays et des politiques mises en œuvre. Aplatir la courbe est un enjeu immédiat pour tous les pays, plus le nombre de contaminations augmente, plus l’on court vers le crash du système de santé. Beaucoup de gouvernements voudraient éviter de voir critiquées leurs visions du secteur de la santé, qui amèneraient forcément à la remise en question de leurs politiques sociales et économiques. Or le débat est déjà lancé, quel est le prix de la santé publique ?

Mais ces courbes ne représentent, au final, qu’un infime aspect de la catastrophe sanitaire, sociale et économique qui s’est abattue sur la planète. L’impact économique de la pandémie sera semble-t-il plus meurtrier encore que le virus même car la crise du Covid-19 se mesure aux effets à court, à moyen et à long termes qu’elle engendrera. Si l’aplatissement de courbe dépend des moyens sanitaires et de l’efficacité du confinement et du dépistage, la résilience dépend beaucoup de la capacité de chaque pays à endiguer les effets négatifs et à rebondir sur les effets positifs, sous réserve d’être souverain et libre de ses choix. Pour une économie telle que la notre, l’opportunité créée par cette tragique situation est pourtant inespérée.

Les Institutions Financières Internationales, le FMI en tête, appliquent sans surprise la stratégie du choc et mettent à la disposition des pays membres des mécanismes de prêts conditionnés d’une extrême violence. Dans leur logique, il faut profiter des moments de crise pour implémenter les politiques libérales les plus dures à accepter. Conscientes toutefois de la précarité des situations économiques des pays les plus pauvres (dont la Tunisie ne fait pas partie), elles leurs suggèrent de revoir leurs dettes bilatérales.

La société tunisienne face à la crise

Dans l’urgence, deux réflexes se sont déclenchés : l’un au niveau de l’élite au pouvoir, l’autre au niveau de la population. Pour l’élite, il a été de chercher de l’aide, coûte que coûte : la crise se résout de l’extérieur, par des moyens étrangers ; l’autre a été d’apporter de l’aide coûte que coûte : la crise se résout de l’intérieur, par nos moyens solidaires.

Au niveau de la population, beaucoup de choses se sont mises en place dans les trois semaines passées : couffins d’aide alimentaire, réseaux de couturières, collectifs d’imprimeurs 3D, plateformes de dons, plateformes logistiques, assistance au personnel médical… Un nombre incalculable d’initiatives, aussi incroyables les unes que les autres, qui le mois dernier encore étaient inimaginables. D’autant plus qu’elles rassemblent, dans un élan commun, bénévoles, travailleurs, fonctionnaires, associations, startups, universités, municipalités et qu’elles couvrent dans leur diversité l’ensemble du territoire avec une efficacité remarquable.

Cette réponse spontanée d’une population à son pays en détresse fait pulluler les initiatives pour combler les dispositifs étatiques défaillants. Une dynamique qui s’adosse au bon sens commun, l’engagement pour le commun et la conscience du destin commun. La couturière qui réalise une blouse le fait parce qu’elle sait qu’un médecin protégé continuera à combattre le virus. Elle le fait parce qu’elle estime que là est son devoir, qu’elle considère la santé publique comme prioritaire, qu’elle sait que son destin est, plus que jamais, lié à celui de ses concitoyens.

Jusqu’où cette dynamique pourra-t-elle aller ? Combien de lacunes pourra-t-elle combler ? Fonctionnant avec les moyens du bord et les dons individuels, elle ne pourra malheureusement pas faire face à la demande, à moins qu’elle ne trouve écho chez les gouvernants et se propage aux systèmes de productions nationaux. Pour le cas des blouses par exemple, répondre à la demande actuelle nécessite un appel d’offre national pour une production maximale sur plusieurs semaines, au prix de revient. Les usines de textiles ne feront certainement pas de bénéfices mais elles se maintiendront en activité, préserveront les emplois et surtout, protégeront le personnel médical.

Plusieurs universités et entreprises locales ont développé pendant ces trois semaines des produits de la plus haute importance pour aplatir la courbe, respirateurs, masque, thermomètres… Elles ne pourront aller plus loin que si elles disposent de moyens, lesquels sont détenus par l’Etat et l’élite économique qui gravite autour.

Le sentiment national est exacerbé au plus haut point chez la population en ces temps de crise. L’honneur est à l’armée blanche, aux médecins du public, aux agents de nettoyage, aux donateurs du 1818… On fustige les cartels qui spéculent sur les denrées de base et les capitaux qui protègent leurs intérêts.

La réaction de l’élite au pouvoir

A étudier les mesures gouvernementales, on voit clairement les appréhensions et les priorités de ceux qui ont conçu ce programme. La première appréhension est bien évidement la propagation de la maladie, à laquelle on répond par une stratégie de confinement maximal. La deuxième, concerne la paix sociale, à laquelle on répond par l’augmentation des aides sociales. Enfin, la troisième concerne le pacte sous-jacent entre décideurs politiques et élite économique, à laquelle on répond par des lignes de crédits et des aides diverses. La vision générale suppose que l’économie est capable de survivre à l’asphyxie, que seuls les plus pauvres nécessitent un appui, que certaines entreprises doivent obligatoirement être sauvées et que la Tunisie doit honorer coûte que coûte ses engagements auprès de ses bailleurs et qu’elle n’a d’autres choix que de s’endetter encore.

La première hypothèse du gouvernement concerne donc les effets du confinement sur l’économie nationale et sur la situation socioéconomique de la population. Effets clairement sous-estimés car ne prenant pas en compte la masse sociale vivant de l’économie et du travail informel. La mesure prévue pour le chômage technique ne concernant que les entreprises et les travailleurs légaux, toute situation illégale est écartée du système d’appui et les postes informels perdus ou en suspens à cause du confinement ne sont même pas comptabilisés.

L’accès à l’alimentation est une bonne raison pour rompre le confinement. Or cette question ne semble pas être prise au sérieux. La fermeture des marchés de gros a entrainé une baisse de l’offre, donc une augmentation des prix. Elle a réduit la marge de résilience de la paysannerie (dans l’impossibilité de vendre, de s’approvisionner et de continuer à produire) et a ouvert la porte à la spéculation dans tous les domaines (autorisations de circulation, stockage, transport, distribution…). La marche arrière opérée après une semaine, a provoqué une nouvelle vague d’augmentation des prix chez les détaillants. Aujourd’hui, l’avenir alimentaire est incertain. La production nationale est affaiblie. Le marché national est accaparé et le marché international instable. La demande explosera comme d’habitude durant ramadan alors que les stocks stratégiques ne sont pas constitués (viandes, lait, œufs…). Le confinement laisse une large tranche de la société dans une insécurité alimentaire dangereuse. Si des mesures ne sont pas rapidement prises pour donner un accès suffisant à l’alimentation à toute la population, le confinement ne sera tout simplement pas possible.

Il est évident qu’au rythme où vont les choses, la crise sociale n’est qu’une question de temps. Mieux vaut qu’elle ne se déclenche pas alors que la courbe de propagation n’est pas encore aplatie, au risque de la voir s’envoler, ni avant qu’elle ne touche le zéro, au risque de la voir repartir. Le gouvernement tente de devancer la crise sociale en soutenant la population qu’il reconnait comme précaire : celle enregistrée dans ses listes du ministère des Affaires sociales. Or, quiconque connait le niveau de vie réel des tunisiens, sait qu’il a dégringolé à un niveau insoutenable pour une bonne moitié de la population depuis deux semaines, si ce n’est plus. L’envol du prix des denrées alimentaires et l’absence de revenus amènera forcément les plus « civilisés » à manifester leur mécontentement en plein confinement. Les aides prévues par le gouvernement seront alors dérisoires.

Le paradigme auquel s’adosse le gouvernement pour imaginer dans l’urgence les mesures économiques à entreprendre stipule que l’économie nationale repose sur des secteurs définis, structurés par des entreprises privées piliers. Les secteurs les plus importants sont ceux qui font rentrer les devises (l’extractivisme, les services, le tourisme, le transport international…), car ils permettent de combler le déficit de la balance de paiement. Celle-ci doit toujours être positive pour que le pays soit solvable à l’étranger.

Dès les années 70, la Tunisie a mis au point tout un système pour soutenir ces piliers, les renforcer face à la concurrence internationale, les aider à profiter des avantages comparatifs du pays et les utiliser pour s’insérer dans l’économie mondiale. Ils ont pourtant été incapables d’évoluer dans la chaine de valeur ou d’apporter une quelconque contribution à l’économie nationale, si ce n’est de l’emploi précaire. Ils sont au contraire devenus des entonnoirs à rente, capturant toute la plus value produite localement et faisant relais aux plus avides des acteurs économiques étrangers.

A chaque crise, l’Etat tunisien s’empresse d’être aux côtés de l’élite économique censée maintenir les piliers de l’économie tunisienne. Et à chaque crise, la facture est payée par le contribuable et la dette, sans apporter un quelconque soulagement social ou économique. Il ne s’agit manifestement pas des bons piliers, si l’on continue à y investir c’est parce que nous y sommes conditionnés.

Les piliers d’une économie souveraine

Un écho de conscience résonne aujourd’hui dans le monde entier sur la nécessité de maintenir les écosystèmes naturels, de freiner la croissance, de réorienter les économies vers la production et la consommation responsables, d’investir dans la santé publique, de garantir un revenu minimal, de libérer la propriété intellectuelle, de réduire les inégalités… Des idéaux qui étaient passés de mode depuis que le capitalisme domine le monde. Ce système, nous le savons depuis longtemps destructeur et injuste mais nos modes de vie et nos économies y sont pré-conditionnées. La crise du Covid-19 suffirait-elle pour rompre le lien ?

Certainement pas définitivement, mais elle pourrait constituer l’occasion d’un virage économique bénéfique tout à fait négociable, si les bons piliers de l’économie réelle sont soutenus et si l’attitude est de dynamiser l’économie réelle, de mobiliser les ressources locales et de sortir de la dépendance. Si nous changeons d’optique sur notre économie, nous constaterons qu’une bonne moitié est informelle et les acteurs s’en accommodent presque bien. Mis à part quelques activités prises dans des logiques mafieuses et qui doivent être neutralisées, la plupart de l’activité informelle est bénéfique et subvient aux besoins de centaines de milliers de ménages. Elle doit toutefois se hausser aux standards du travail décent. Dans les faits, les dynamiques économiques locales sont aussi dépendantes du formel que de l’informel.

Nous constaterons aussi que l’agriculture continue à être, malgré les politiques désastreuses et les circonstances handicapantes, le secteur le plus résilient[1]. La crise alimentaire nous rappelle d’ailleurs son caractère stratégique, à la fois en termes de souveraineté alimentaire et de paix sociale.

Nous constaterons aussi que le libre-échange ne permet pas de subvenir aux besoins primaires aux moments de crise et qu’un minimum de capacité de production doit être garanti localement. Mais que l’initiative privée à petite échelle est capable de s’organiser pour fournir le marché local, que l’innovation ne manque pas et la demande non plus. La crise du Covid-19 a permis l’éclosion de dizaines d’initiatives que le système économique normal empêchait, d’une façon ou d’une autre, de germer.

Nous constaterons également que des secteurs tels que le tourisme, la sous-traitance ou les services sont d’une fragilité extrême et ne peuvent pas jouer le rôle d’ossature de l’économie nationale, quels que soient les avantages comparatifs dont ils bénéficient. Ils constituent en réalité des secteurs rentiers et les maillons faibles en temps de crise.

Les rues du village touristique de Sidi Bousaid désertes en période de confinement. Les cafés et les boutiques fermés. Tunis, avril 2020

Nous constaterons enfin, que malgré sa masse importante, le secteur public est un champ de ruine monumental. C’est à se demander comment, avec autant de moyens humains et syndicaux, le secteur public peut-il être aussi délabré ? Le système de santé publique en offre une désolante illustration.

Le bon sens commun dirait, dans cette situation, qu’il faudrait d’abord créer les conditions d’un confinement réel, en garantissant l’accès à l’alimentation et à l’eau à tous les ménages. Ensuite, employer toute la capacité de production nationale à subvenir aux besoins élémentaires de lutte contre la contamination et le dépistage. Cela passe concrètement par un pacte avec les industriels afin que tournent à plein régime les usines dont la production peut être adaptée. A titre d’exemple, les ateliers de textiles peuvent jouer un rôle stratégique en fournissant les masques, simple accessoire dont l’efficacité est prouvée contre la contamination.

Les moyens nationaux ainsi mobilisés ne permettront peut-être pas de satisfaire entièrement la demande des hôpitaux et de la population, mais ils réduiront beaucoup la facture d’importation et la dette. Cette mobilisation permettra également de réintroduire les ouvriers et les ouvrières des usines dans la production, réduisant les allocations de chômage technique et créant même de l’emploi. Bien évidemment, il sera nécessaire de mettre en place des procédures sanitaires très strictes et de les respecter.

Si nous voulons, même d’un point de vue économique très cynique, réduire l’impact sanitaire du virus sur les ressources humaines du pays, nous ne pouvons pas faire l’économie d’un dépistage général de la population. C’est-à-dire faire passer un questionnaire à chaque citoyen par un professionnel de la santé et prendre sa température (phase 1). Si la personne présente des symptômes, elle doit être mise en quarantaine, prise en charge et surveillée (phase 2). Les cas les plus graves doivent être intubés ou réanimés (phase 3). Nous restons dans l’incertitude quant au nombre de contaminations à prévoir, c’est pourquoi il faut appliquer le principe de précaution et planifier sur la base des estimations les plus lourdes.

Un dépistage nécessite donc une armée médicale et paramédicale, de l’équipement de protection, du petit matériel (phase 1). Des locaux isolés, nettoyés, ravitaillés et du personnel médical 24h/24h (phase 2), des locaux isolés et équipés pour la réanimation et du personnel médical 24/24 (phase 3) et enfin une logistique sans faille pour l’ensemble (procédures, transport, ravitaillement, collecte d’informations)…

Il s’agit bien d’un projet national qui devra mobiliser toutes les ressources disponibles : tous ceux qui portent une blouse, les administrations locales et régionales, l’armée, la protection civile, les organisations de la société civile… et bien évidemment le secteur du tourisme pour les locaux de quarantaine. Rien ne se rapporte plus à un hôpital dans son organisation qu’un hôtel, la reconversion est d’autant plus facile que les flux des employés et des hôtes peuvent clairement être séparés aux moyens de procédures sanitaires strictes. Une façon pour la Tunisie de réaliser un retour sur l’investissement fait dans ce secteur devenu parasite.

Nous pouvons faire de cette crise sanitaire majeure la dynamo d’une nouvelle vision pour le pays, une vision qui évalue justement ses ressources, en prend soin, les oriente vers une production responsable et fait passer l’intérêt commun au-dessus de tout autre. Une vision dans laquelle le salut vient de l’intérieur et non de l’extérieur. Faut-il se renfermer sur soi-même ? Certainement pas, mais il faut se protéger.

L’occasion d’un nouveau départ

Beaucoup des recommandations que je m’apprête à proposer ont été formulées conjointement avec d’autres chercheurs[2] et acteurs de la société civile. Ces recommandations économiques présentent les possibilités qui s’offrent aujourd’hui à la Tunisie pour faire de cette crise une occasion de s’engager dans un chemin économique différent. Elles remettent en question beaucoup de paradigmes notamment par rapport aux piliers de l’économie nationale et leurs acteurs.

La dette et la devise

La question de la dette est certainement l’un des paradigmes les plus récalcitrants, certains voudraient en faire une affaire de dignité nationale et d’image du pays. Rappelons tout de même que la dette est un outil de domination, qu’un pays endetté est avant tout un pays dépendant. Payer une dette illégitime n’est qu’une marque de soumission, alors mieux vaut auditer les dettes avant de s’engager à les payer. D’autant plus que la « dette odieuse » est internationalement reconnue comme illégitime, donc non payable. Les dettes de la dictature ne nous engagent pas, pas plus que celles qui alimentent la corruption ou finissent dans des paradis fiscaux.

Dans cette crise majeure, il est tout à fait légitime et envisageable de décréter un moratoire sur le paiement de la dette, ce qui soulagerait beaucoup notre balance de paiement et l’ensemble de notre économie. Nous n’auront plus à courir derrière l’exportation pour sécuriser notre alimentation ou nous fournir en médicament, nous n’auront pas non plus à vendre des entreprises publiques à des firmes étrangères pour faire rentrer de la devise.

Il n’a jamais été autant le moment d’entamer un audit de la dette publique et des projets en cours et avenirs. Le séisme économique dû au Covid-19 obligera le gouvernement à revoir l’ensemble de ses programmes d’investissement et de réforme, particulièrement en ce qui concerne les dépenses publiques, l’investissement dans les services publics, les secteurs à encourager et le rôle de l’Etat. Or, sur tous ces aspects là et sur d’autres, la Tunisie suit depuis des dizaines d’années scrupuleusement les recommandations de ses bailleurs : austérité, privatisation, l’encouragement de l’investissement privé, réduction du rôle de l’Etat…

Cette politique a déjà démontré son inefficacité et l’on mesure aujourd’hui l’ampleur de ses impacts sur le secteur de la santé et de l’éducation. Il devrait normalement être exclu pour un responsable patriote de signer à nouveau avec le FMI pour la poursuite des mêmes politiques. Deux années de moratoire sur les dettes nous permettraient d’auditer et d’éliminer les dettes odieuses, de soulager nos finances, de revoir nos politiques économiques et nos plans d’investissement et de négocier les reconversions de dettes dans de bonnes conditions. Il s’agit d’une mesure déterminante car elle nous permet de recouvrer en partie notre souveraineté.

Les statuts de la Banque centrale et ses prérogatives doivent également être revus afin qu’elle puisse emprunter à l’Etat, intervenir quand il faut et réguler la sortie de devise. Celle-ci doit d’ailleurs être limitée en limitant les importations au strict nécessaire et en empêchant la sortie massive de dividendes.

Ces mesures permettront de délier les mains de la Tunisie pour qu’elle puisse entreprendre un projet économique adapté à sa situation, à ses ressources et aux aspirations de sa population, concevoir un modèle économique ayant pour objectif la dynamisation de la production locale, l’amélioration des conditions de vie et la gestion durable et équitable des ressources.

Transformer la crise alimentaire en sauvetage du secteur agricole

L’un des enjeux majeurs des mois à venir sera l’alimentation. La Tunisie doit en premier lieu s’assurer un niveau d’autosuffisance qui la mette à l’abri d’une crise alimentaire. Il faut donc soutenir la production, optimiser le stockage et la transformation, assainir les réseaux de distribution, limiter les exportations, constituer des stocks stratégiques et rationaliser les produits de base.

Soutenir la production revient opérationnellement à libérer de la trésorerie pour les producteurs par un moratoire sur les dettes agricoles et auprès de la STEG (particulièrement les GDA[3]), à revoir le prix des céréales et à fixer les prix des produits frais au niveau de l’exploitation, en garantissant une marge suffisante au producteur et enfin, à revoir la stratégie d’encouragement à l’investissement en misant sur le marché local et l’agriculture vivrière.

Ensuite, il s’agit d’optimiser le stockage et la transformation pour absorber la surproduction de produits périssables. Pour cela, il faudrait liquider localement les stocks destinés à l’exportation, mobiliser toute la capacité de stockage alimentaire, mobiliser les usines et les ateliers de transformation des aliments et encourager la transformation et le stockage domestique. Il faut éviter coûte que coûte les déperditions alimentaires.

Au marché central. Tunis, mars 2020

L’assainissement des réseaux de distribution est un enjeu majeur pour l’immédiat et l’avenir. Il faut donc s’y attaquer sans attendre. Pour cela, il faut encourager les producteurs à vendre leurs produits sur les marchés de gros en subventionnant le transport et en fixant les prix. Il faut aussi instaurer le paiement des producteurs à la livraison de la marchandise et un contrôle strict des marchés de gros. La spéculation sous toutes ses formes doit être réprimée sérieusement. L’économie réalisée par la diminution des intermédiaires et la répression de la spéculation permettra de réduire significativement les prix d’achat par les consommateurs.

La décision de reconstituer les stocks stratégiques tarde à venir. Pourtant, elle est absolument impérative, particulièrement pour des produits tels que les œufs, la volaille ou les viandes rouges. Le plus salutaire en ces temps difficiles serait de mettre en place une banque alimentaire qui rachète le surplus des marchés de gros, fixe les prix minimums, gère les stocks de produits de base, détermine les besoins alimentaires et prévoit le programme de production… Bref, qui donne de la rationalité au système de production agricole avec en priorité le droit d’accès à une alimentation saine pour tous les habitants de la Tunisie.

Dans cette conjoncture, le secteur agricole peut être à la fois notre caisse de provision et notre bouée de sauvetage. Pour cela, il demande à être revalorisé et considéré comme un pilier principal de l’économie nationale. Les principales décisions qu’un gouvernement avisé devra prendre dans ce sens sont de revoir les prix, de s’occuper de la distribution et de prévoir la production et le stockage. Toutes les subventions, encouragements, facilitations destinées au soutien de l’exportation, devront être réorientés vers l’agriculture vivrière et la consommation locale.

Reconnaissance de l’activité informelle et sauvetage des caisses sociales

Venons en maintenant à ce que nous appelons communément « l’informel ». Il s’agit de l’ensemble de l’activité économique qui se réalise dans le dos de l’Etat (non déclarée au ministère des Finances ou/et à la CNSS, aux autorités de façon générale). Elle atteint selon les régions et les localités les 90%. Elle tourne en moyenne autour des 40% avec un poids important dans les quartiers populaires et le monde rural. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène marginal mais d’un état de fait bien installé qui touche de façon directe ou indirecte la majorité des Tunisiens.

Le problème le plus souvent avancé contre la reconnaissance de cette activité concerne le fait qu’elle ne contribue pas aux recettes fiscales. En réalité, elle n’est pas la seule, beaucoup d’autres activités ne contribuent que très faiblement aux recettes fiscales, soit parce qu’elles sont exonérées, ou parce qu’elles pratiquent l’évasion fiscale à grande échelle. De ce point de vue, il n’y a que le salariat qui peut se vanter d’être un contribuable exemplaire.

Les vendeurs à la sauvette du centre-ville se sont adaptés aux besoins de leurs clients. Tunis, mars 2020

Le véritable enjeu de la reconnaissance de l’activité informelle se rapporte aux caisses sociales. Celles-ci ont intérêt à intégrer l’ensemble de la masse active dans l’équation sociale et à élargir au maximum l’assiette de contributeurs. Tant que la moitié de l’économie est hors système, tant que les contributions sociales seront inférieures aux dépenses et les caisses déficitaires. L’opportunité que nous avons aujourd’hui est de donner un nouveau départ aux caisses sociales en intégrant les actifs informels en tant que bénéficiaires. Une fois la crise passée et leur situation stabilisée, ils passeront en contributeurs.

Si les caisses sociales sont amenées à supporter les charges de la crise sanitaire, elles seront forcément soutenues par des mesures exceptionnelles, elles sont déjà endettées à hauteur de 120 millions de dinars. Ce n’est pas l’avancement de l’âge de retraite où la coupe dans les allocations qui vont rééquilibrer les bilans. Une recapitalisation de l’Etat est nécessaire aux côtés d’autres opérations de mobilisation de fonds tels que le recouvrement des dettes auprès des entreprises et la revalorisation des biens, particulièrement le parc immobilier. Dans la foulée, et au vu de l’ampleur de la pandémie, offrir une couverture médicale universelle à toute la population serait moins coûteux que de cibler les bénéficiaires et multiplier les programmes d’aides spécifiques.

Reconnaitre l’activité informelle et la sécuriser (en termes de conditions de travail et de sécurité de l’emploi) avant de la taxer seraient le meilleur moyen de « l’intégrer ». En réalité, elle est bien mieux intégrée dans l’économie réelle que ne le sont des activités dûment déclarées. C’est donc à l’Etat de faire le premier pas vers la reconnaissance du travail informel.

A-t-on les moyens de cette politique ?

A situation exceptionnelle, réponses exceptionnelles. Un moratoire sur les dettes serait un véritable coup de pouce à notre économie, mais l’essentiel est à engager à l’intérieur, avec des moyens de l’intérieur et concerne des pans entiers de notre modèle économique.

Pour la mobilisation d’urgence d’un fond de réforme économique faisant à la fois face à la pandémie et à ses répercussions, il faudra appeler à la contribution sérieuse du secteur bancaire (particulièrement les banques publiques ayant bénéficié de fonds de recapitalisation), du secteur des assurances, de la caisse des dépôts et des consignations, de la caisse de compensation, des caisses sociales, du fond 1818 mais aussi des entreprises privées et publiques, dont les contributions peuvent être en nature.

Foule devant une banque à l’Avenue Bourguiba. Tunis, mars 2020

Dans tous les cas de figure, une réforme fiscale est à prévoir. Elle devra mettre comme objectif l’élargissement de l’assiette fiscale, l’instauration d’une justice fiscale[4] et l’augmentation significative des moyens humains, techniques et logistiques du fisc. Il faudra également mobiliser les gisements fonciers et immobilier de l’Etat et de la population, revaloriser les terres agricoles, octroyer des titres de propriétés… Reconnaître la valeur réelle des biens et les intégrer dans le cycle de l’économie.

Un nombre important de mesures peuvent être entreprises pour mobiliser les fonds et les ressources nationales. Il s’agit d’une opération délicate politiquement pour un gouvernement faible, c’est pourquoi elle n’est jamais abordée et l’on passe directement à l’option la plus facile : l’endettement. Mais indépendamment de la provenance des fonds corona, la vraie question concerne leur destination, en quoi ces montants seront-ils dépensés ? Est-ce qu’ils serviront à payer des dettes, éteindre les contestations sociales, augmenter la rente de l’élite économique et la sortie de dividendes ? Où est-ce qu’ils seront injectés dans l’économie réelle et les services publics pour améliorer le niveau de vie général et reconstruire une économie nationale ?

Etant encore dans la phase montante de la courbe et devant un avenir aussi incertain, il serait sage de ne pas prendre de risques et de miser sur le confinement et le dépistage simultanément. Ce sera l’occasion de commencer à virer de bord en investissant dans la production de lutte contre la pandémie, dans l’accès à l’alimentation, dans la santé publique et la couverture sociale.

Pour la suite, le modèle économique sera bien inspiré de suivre les mêmes principes que la dynamique populaire à l’œuvre aujourd’hui : la perspective d’un avenir meilleur se conçoit par nos propres moyens solidaires, avec en ligne de mire l’intérêt commun.

Lors de la révolution, une brèche semblable s’était ouverte, l’espace de quelques mois, à l’occasion de laquelle nous aurions pu changer « légitimement » de modèle économique. Le séisme économique mondial dû au coronavirus nous ouvre aujourd’hui une seconde brèche, une opportunité à saisir pour reprendre notre économie en main et ne pas nous laisser, encore une fois, pris en otage dans un modèle économique défaillant et profondément injuste. Il faut du courage pour entreprendre le saut. Or jusque là, le gouvernement actuel n’en a pas montré beaucoup.

Notes

  1. Il semble même que les flux migratoires internes se soient inversés et que beaucoup de ménages ont quitté les villes pour retourner aux villages d’origine où l’alimentation est plus accessible.
  2. Merci à Aziz Krichen, Nada Trigui, Amine Bouzaiene, Youssef Farhat et Wassim Abidi pour les interviews accordées.
  3. Groupements de Développement Agricole
  4. La répartition proportionnelle de la pression fiscale, taxer les revenus des personnes avec plus de progressivité (proportionnellement à leurs revenus), taxer plus les produits de luxe, aligner l’imposition des revenus du capital sur les revenus du travail, imposer les grandes fortunes, réorienter les avantages fiscaux vers les vrais secteurs piliers. Lire https://www.economie-tunisie.org/sites/default/files/20171010-bp-equitefiscale-ab-fr.pdf