Dans une des ruelles étroites de la médina se niche le refuge de Beity. Rien n’indique la nature des lieux. « C’est pour des raisons de sécurité », assure Wafa Fraouis, la directrice du centre d’hébergement pour les femmes victimes de violences et de l’exclusion socio-économique. La porte s’ouvre sur un vaste patio central. Les chambres en premier étage sont tournées vers la cour. Quelques jeunes femmes papotent discrètement en surveillant les enfants du regard. Seuls les cris des petits qui se chamaillent retentissent dans le lieu. Dans une gaieté innocente, ils investissent le patio en courant dans tous les sens. Les trois jeunes femmes assises sur un banc dans la cour sont des mères célibataires. Leur parcours est jalonné de toutes sortes de violences.
L’abandon de l’entourage
Amel (pseudonyme), 20 ans, observe les enfants, le regard songeur et l’air lessivée. Originaire de Tunis, elle a atterri à Beity il y a à peine une semaine. La jeune femme semble plutôt réservée. Tout a commencé lorsqu’elle a quitté les bancs du collège sous la pression de son père, qui venait de sortir de prison. « Il m’a dit que je suis plus utile en ramenant de l’argent alors j’ai travaillé dans une usine », se souvient-t-elle. A 15 ans, Amel fait la connaissance d’un jeune garçon. Amoureuse, elle lui fait confiance. « Une fois, il m’a donné de la drogue. Une fois relâchée et dans les vapes, il a abusé de moi », raconte-t-elle. Sous le choc, la jeune femme tarde à porter plainte mais elle finit par le faire sauf que les preuves ont disparu. En colère, son père s’acharne contre sa fille. « Il me disait que je suis une trainée, que je l’ai déshonoré. Il ne ménageait pas ses coups », se rappelle-t-elle. Il la chasse finalement du foyer familial. Sa mère est sommée par le père de ne pas intervenir en sa faveur sous peine de représailles. Cela fait quatre ans qu’Amel n’a plus de contact avec sa famille.
Cela fait longtemps que Mariem, 22 ans, originaire de Tunis, n’a également plus de nouvelles de sa famille. La jeune femme est tenue responsable par son entourage de la mort de sa mère. Ayant fugué une première fois du foyer familial pour rejoindre son copain, ses parents ont essayé de la retenir. « Ils ont tout essayé pour s’assurer que je ne fuirai pas de nouveau », raconte-t-elle. Mais Mariem s’évade une deuxième fois pour vivre avec son copain. Il a suffi d’un seul rapport sexuel pour qu’elle tombe enceinte. Malade et affligée par le sort de sa fille, la mère de Mariem décède entre temps. « Ils m’ont permis de la voir une seule fois lorsqu’elle était malade », se souvient-elle. Elle ne s’est rendu compte de sa grossesse que durant son sixième mois. « J’ai appris que j’étais enceinte le jour même du décès de ma mère. C’était une double peine. Elle était la seule sur qui j’aurais pu compter », lance-t-elle. Quant à son père, il ne l’accepte pas avec son enfant : « Au départ, il a cru que je n’avais pas d’enfant. Il était prêt à m’accueillir mais en découvrant que j’avais une fille, il s’est rétracté ».
Quand la pression n’émane pas de la famille proche, elle provient de l’entourage. C’est le cas de Sana (pseudonyme), 21 ans. Maigre, elle a l’air d’une adolescente. Sana est tombée enceinte l’année de son bac. Elle désirait cet enfant. Durant sept mois de grossesse, elle n’a laissé rien transparaitre. « Je portais des vêtements amples. Je n’ai montré aucun signe de grossesse», se souvient-elle. Elle finit par informer ses parents. «Au début, ils l’ont mal pris. C’était des remontrances sur le qu’en dira-t-on dans notre entourage ». C’est cette crainte qui a incité la famille de Sana à l’envoyer à Tunis pour qu’elle puisse accoucher dans l’anonymat. Originaire de l’Est du pays, elle a été accueillie au foyer du centre public d’encadrement et d’orientation sociale de Zahrouni. Elle est rentrée chez elle pour passer son bac après l’accouchement puis est revenue à Tunis : « Il m’est impossible de vivre avec mon enfant chez moi. Les commérages et la pression sociale sont insupportables. On dit que je suis une fille de mauvaise réputation, que j’ai eu beaucoup de partenaires. Je dois tourner la page de la vie dans ma ville d’origine ».
Parcours jonché de violences
Mise à la porte par son père, Amel traîne dans la rue, accompagnée de son amant. Ils ont trouvé comme abri un gourbi à la montagne près de Hay Ettadhamen. « Mon copain a fini par faire venir ses amis pour qu’ils abusent de moi. Alors je me suis dit je n’ai plus rien à perdre. Autant avoir des rapports tarifés ». Son récit de ce bout de vie dans la rue est entrecoupé de moments de silence. Les regards fixant le sol, absorbée, et se serrant les doigts fermement. Amal couchait avec des hommes rencontrés dans la rue pour 20 à 30 dinars. « Mon copain ne savait pas comment je gagnais cet argent mais il comptait bien sur cette somme pour vivre à deux ». Pendant cette période, elle tombe enceinte de son copain. Elle continue pourtant à travailler. « Il fallait bien se nourrir, c’était une question de survie », dit-elle sur un ton fataliste. Amel ne se rend compte qu’elle est enceinte qu’au terme du quatrième mois de grossesse. « Je n’avais pas d’expérience. Personne ne m’a raconté comment ça fonctionne ». Bien avant l’accouchement, son copain nie sa paternité de son enfant à venir. « Il me frappait en me disant d’aller chercher le vrai père de cet enfant », se rappelle-t-elle.
Livrée à elle-même, Mariem a failli aussi être violée par les amis de son copain : « Je suis allé le voir dans sa ville d’origine. Il a envoyé ses amis pour m’intercepter mais je me suis débattue. Il a présenté des excuses mais il a essayé de me piéger encore une fois avec un autre de ses amis. C’était la fois de trop. Depuis, j’ai coupé les ponts avec lui ». Seules avec leurs enfants, Mariem comme Amal ont tenté de s’appuyer tantôt sur les structures d’aides et leur travail précaire, tantôt sur leur entourage. Mariem a trouvé refuge chez son oncle avant d’être évincée par sa femme. Elle a aussi suivi une formation comme auxiliaire de vie à l’association Amal pour la famille et l’enfance où elle a vécu avec sa fille pendant une année.
Quant à Amel, elle n’a cessé de jongler entre une fragile autonomie et la vie de rue. Ayant bénéficié de formations avec l’association Amal, elle a travaillé en tant qu’ouvrière dans des usines et comme aide-ménagère. Au bout d’un certain temps, elle est parvenue à cotiser pour louer un appartement avec une amie. Cependant, le copain de son amie ramenait des garçons à la maison qui ont essayé de la violer. « Le plus dur tout au long de ce parcours est le nombre de personnes qui ont abusé de moi en profitant de ma faiblesse », se lamente-t-elle. Elle renoue ainsi avec le père de son enfant, sorti de prison. Il lui a promis de l’épouser. « Je l’ai cru. J’ai mis toutes mes économies pour la location d’un appartenant avec lui. Très porté sur l’usage des drogues, il s’acharnait contre moi ». Battue, elle s’est retrouvée dans la rue. Amel a fini par entendre parler de l’association Beity. « J’étais affamée et dans un sale état. Ici, c’est mon dernier recours ».
Vers une laborieuse autonomie
Amel comme Mariem sont parvenues à établir le lien de paternité avec le père de leur enfant après une bataille judiciaire. Sana quant à elle, attend les résultats des tests ADN. « Le père de mon enfant s’est marié mais il est important que mon enfant acquiert le nom de son père. C’est ainsi que je ferai taire les calomnies à mon égard », espère-t-elle. Sa petite taille et sa voix enfantine contraste avec son air assuré. Au-delà de l’établissement de la paternité, la figure du père semble manquer à ces enfants. Anecdotique mais révélateur « à chaque fois qu’un homme entre dans le refuge, certains enfants le désignent comme leur père », nous raconte Ines Chihaoui, assurant la permanence de nuit au refuge. Mariem, Sana et Amel espèrent pallier l’absence du père. « J’ai défié ma famille et mon entourage pour mon enfant. Je ferai tout pour qu’il grandisse dans de meilleures conditions que les miennes », dit-elle, déterminée. Pas facile pour d’aussi jeunes filles. « L’une d’entres elles, par exemple, ne savait pas comment doser le lait pour son enfant. C’est aussi avec ce genre d’apprentissages qu’on soutient les mères », ajoute Chihaoui.
Les trois jeunes femmes suivront une formation à Beity. « Notre but est de les pousser vers l’autonomie, qu’elles aient un projet de vie », explique Wafa Fraouis. Elles sont une dizaine de mères célibataires à se réfugier à Beity chaque année. La durée de leur séjour varie de trois mois à plus d’un an selon la situation de la concernée. « A Beity, il y a le séjour d’urgence, de transit, de stabilisation et de réinsertion. Sa durée dépend du besoin de chacune ». Des soutiens psychologique et judiciaire sont offerts. Beity œuvre à les sensibiliser également sur leurs droits. Un coaching pour qu’elles aient confiance en elles, des groupes de paroles et des activités de divertissements sont dispensés. L’accompagnement se poursuit au-delà de la formation en cherchant avec elles un emploi stable et un logement. Dans ce cadre, l’association leur fournit aussi une aide financière et logistique pour s’assurer de leur autonomie, une fois sorties du refuge. « Nous espérons que l’Etat fixera un quota plus important pour les femmes pour l’octroi d’un logement social. Il faut également leur assurer la gratuité des soins et du transport. Autrement, elles risqueraient de sombrer dans la prostitution, la drogue et autres travers de la vie dans la rue », relève Fraouis. La directrice de Beity appelle l’Etat à ouvrir plus de centres d’hébergements d’urgence et de stabilisation pour les femmes dans tous les gouvernorats. « Pour les mères célibataires, il y a le refuge de Beity, celui de l’AFTURD, le centre étatique d’encadrement et d’orientation sociale et le centre Amal. Il faut plus de centres pour répondre aux besoins dans toutes les régions », réclame-t-elle.
Au coucher de soleil, les mères et leurs enfants désertent le patio. Seul un garçon en bas âge reste sous la surveillance d’Ines Chihaoui en attendant le retour de sa mère du travail. Il s’agit d’une jeune camerounaise également mère célibataire. « Pendant la journée, il y a une crèche dédiée aux enfants. Le soir, je m’en occupe en attendant le retour de sa mère », précise Ines. Une petite fille âgée de deux ans vient jouer avec le petit garçon, qui semble habitué à sa compagnie. « Ici, c’est comme une famille. Le courage de ces femmes et la gaieté de ces enfants nous donnent beaucoup de force », conclut Wafa Fraouis.
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