L’image d’une famille tunisienne entière, accompagnée de son chat, dans une embarcation migrant clandestinement vers l’Italie a fait le tour des médias et des réseaux sociaux. Cette image « est symptomatique des changements des logiques migratoires », nous explique Khaled Tababi, sociologue et auteur du rapport annuel du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) sur la migration en 2019. Comment a évolué la migration clandestine ? Quels sont ses nouveaux visages ?
Loin de s’estomper, les trois dernières décennies ont été marquées par le développement de la migration irrégulière en méditerranée pour englober récemment plusieurs catégories de migrants comme les mineurs ou les femmes. La migration est devenue même un « projet familial », note l’auteur du rapport. « Sa cadence ne cessera d’augmenter pendant la prochaine décennie », prédit Khaled Tababi.
La diversification des routes migratoires
Les politiques européennes de lutte contre la migration clandestine a poussé la diversification des routes migratoires, note le rapport du FTDES. Depuis 2008, les migrants tunisiens commencent à passer par la ville Melilla, frontalière entre le Maroc et l’Espagne, pour arriver en Europe. Ils sont 1235 à avoir emprunté cette route en 2019 contre 2681 ayant opté pour la voie méditerranéenne vers l’Italie et Malte. Ainsi, parmi les Tunisiens ayant parvenu en Europe, 23.09% sont passés par l’Espagne, 69.69% par l’Italie et 6% à travers d’autres pays. Le FTDES révèle que le coût de la migration clandestine varie selon la route choisie. Si la traversée de la méditerranée coûte entre 2000 et 3500 dinars, le passage par la frontière terrestre espagnole coûte entre 5000 et 6000 dinars.
D’autres routes émergent, en l’occurrence, le voyage à travers les ports commerciaux ou de la Turquie vers la Grèce. Pour y parvenir, il faut compter environ 8000 dinars, hormis le coût du vol vers la Turquie. Autre trajet : voyager sans visa vers la Serbie et l’entrée en Italie par voie aérienne en usant de faux papiers ou par voie terrestre en voiture. Le passage par ces routes n’est pas une nouveauté, mais s’est développé en 2019, note le rapport du FTDES.
« On assiste ces dernières années à la professionnalisation et l’internationalisation des réseaux migratoires », note Khaled Tababi. Et de poursuivre : « Les réseaux ne contournent plus seulement la surveillance sécuritaire et les contraintes climatiques mais profitent également des conjonctures économique et politique du pays. A titre d’exemple, il y a eu une vague migratoire lors de la période des élections en Tunisie, exploitant la focalisation sécuritaire sur le scrutin. La crise économique des pêcheurs a profité également aux passeurs qui ont acheté leur bateaux ».
Khaled Tababi insiste également sur le fait que les vagues migratoires coïncident souvent avec l’échec des mouvements sociaux. Il note ainsi un pic de la migration clandestine concomitant avec les échecs des mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa ou au Kamour. « La migration irrégulière est devenue une forme de contestation collective », souligne-t-il.
Autres populations migrantes
Ces dernières années ont été marquées par l’émergence d’une autre population de migrants, en l’occurrence, les mineurs. Ils sont 472 mineurs non accompagnés et 97 mineurs accompagnés à être arrivés clandestinement en Europe. Alors que dans les années 90 la migration relevait principalement de tentatives solitaires auxquelles les familles essayaient de s’opposer, « la migration irrégulière est devenue un projet familial dans lequel les proches contribuent financièrement, en fournissant des informations. On note même des familles entières qui s’embarquent ensemble dans cette aventure. Les mineurs accompagnés le sont ainsi avec un membre de leur famille », nous explique Khaled Tababi, précisant que le coût de plus en plus élevé de la migration irrégulière a incité la famille à participer à sa prise en charge.
Le sociologue pointe l’échec des structures d’encadrement des mineurs qui les pousse à décider de migrer clandestinement : « L’école ne joue plus son rôle d’ascenseur social. La famille, traversée par des crises socio-économiques, échoue à assumer son rôle d’encadrement. Les structures d’accueil des mineurs comme les maisons de jeunes ou autres sont défaillantes. Les mineurs sont livrés à eux-mêmes, dans la rue, les cafés et autres espaces de marginalisation. C’est là-bas que les décisions de migrer clandestinement sont prises », avance Khaled Tababi.
Tout en étant un phénomène essentiellement masculin, la migration irrégulière se féminise depuis 2008, note l’auteur du rapport. Les causes de la migration sont les mêmes que pour les hommes, en l’occurrence, la précarité économique. La différence entre les sexes réside dans le fait que contrairement aux hommes, les femmes ayant un niveau d’instruction supérieur tentent rarement de migrer.
Les femmes qui choisissent cette option ont généralement un niveau d’éducation limité. « Les raisons de leur migration est la pression patriarcale exercée sur elles les empêchant de poursuivre leur éducation ou de travailler et de se divertir. Elles sont dépossédées de leur liberté de prendre une décision ou de réaliser leurs ambitions, de s’instruire, de travailler, de voyager ou de vaquer à une occupation ou de choisir leur partenaire (…). Autre cause de la migration des femmes : la volonté de fuir un milieu social qui les stigmatise suite à des différends ou des querelles familiales (divorce, abandon d’enfants, violence, séparation familiale…). Certaines migrent aussi pour rejoindre un parent ou un conjoint », souligne le rapport. Elles sont 138 femmes tunisiennes ayant atteint les côtes italiennes en 2018 sur un total de 6006 Tunisiens. Elles constituent en 2019, 8.76% des 3987 migrants irréguliers arrivés en Italie, révèle rapport. « C’est seulement les chiffres émanant des sources officielles sans compter celles qui ont parvenues à échapper aux mailles des filets des autorités », souligne Khaled Tababi.
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