La violence verbale et physique règne à l’Assemblée des représentants du Peuple (ARP) comme en témoigne le dernier accrochage survenu le 7 décembre entre les députés de la coalition Al-Karama et ceux du bloc démocrate. Après des altercations verbales, la violence est montée d’un cran faisant pour victimes les députés du bloc démocrate, Anouar Bechahed- blessé à la tête-, Samia Abbou et Amel Saidi. A l’issue de cet incident, Abbou comme Saidi ont dénoncé le climat de violence qui prévaut à l’ARP et ciblant particulièrement les femmes politiques.

Rappelons que ces échauffourées entre les députés ont eu lieu en marge de la réunion de la Commission de la femme au sein de l’ARP. Les propos tenus par le député d’Al-Karama, Mohamed Affes, lors de son allocution à la plénière de l’ARP le 3 décembre, sont au cœur de la discorde. Affes avait  dénigré les mères célibataires, les qualifiant de «trainées ou de femmes violées ». Il s’est attaqué par la même occasion aux défenseurs des droits des femmes. « Les acquis des femmes pour eux, sont les mères célibataires, les relations sexuelles hors mariage, le droit à l’avortement, l’adultère et l’homosexualité », martèle-t-il.  Pour Nabila Hamza, sociologue et membre du bureau exécutif de l’Association tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD), la violence politique à l’égard des femmes revêt plusieurs aspects.

Historiquement, à chaque fois qu’il y a une crise à gérer, le statut des femmes surgit au premier plan. C’est une question nodale dans la société. Tantôt c’est la question de l’égalité à héritage, tantôt, ce sont les mères célibataires, etc,

explique Nabila Hamza.

Prise pour cible par les propos de Affes, l’ATFD avait réagi, le 4 décembre, en vilipendant « une ARP devenue une tribune ouverte du discours daéchien ».

Violence persistante

Ces violences visant les femmes ont été relevées dans le rapport annuel d’Al-Bawsala sur les travaux de l’ARP pour la première session parlementaire (Novembre 2019-Juillet 2020). Le rapport énumère les agressions envers les femmes politiques à l’ARP, en commençant par l’attaque raciste menée par un député du Parti destourien libre (PDL) contre la députée noire Jamila Ksiksi. Il relève en outre les propos misogynes du député Fayçel Tebbini à l’encontre des anciennes députées, Bochra Bel Haj Hmida et Sabrine Goubantini, en passant par l’appel à la mise à mort lancé par le député Seif Eddine Makhlouf contre Abir Moussi.

Les intimidations à l’égard des femmes députées sont nombreuses. Elles attestent de la non-acceptation du rôle politique joué par les femmes

affirme, Youssef Abid, le représentant de l’unité de monitoring d’Al-Bawsala, Marsad majles.

Youssef Abid comme Nabila Hamza soulignent que la violence politique est générale et n’épargne pas non plus les hommes. « Ce qui caractérise cette session parlementaire par rapport à la précédente, c’est l’anarchie, la violence et la bipolarisation », note le représentant d’Al-Bawsala. Et de poursuivre : « Au lieu de s’atteler à leur travail législatif, les députés se disputent pour des sujets insignifiants, qui ne sont pas de l’ordre des idées ou des programmes politiques ». Les querelles politiques sont contestables aussi bien au niveau du fond que de la forme. « Si la violence touche aussi bien les hommes que les femmes, ce qui diffère c’est la manière dont les femmes sont attaquées. La terminologie sexiste employée vise leurs corps et tout ce qui relève de leur vie privée », s’indigne la représentante de l’ATFD. Même son de cloche du côté de Torkia Chafi, de la Ligue des électrices tunisiennes (LET), pour qui « il est affligeant de voir les députés qui promulguent des lois devenir les premiers à les transgresser », fustige-t-elle. Pour Nabila Hamza, la façon de se prendre aux femmes politiques à l’ARP, comme dans les autres instances politiques, a pour objectif de les évincer de la vie politique. « C’est une manière de leur dire que la scène politique est notre chasse gardée, que nous souhaiterions vous voir évacuer les lieux. Et que leur rôle est de passer à la casserole, de se confiner dans leur cuisine », critique-t-elle.

L’impunité prévaut

Si la violence et les attaques sexistes ne sont pas l’apanage du parlement tunisien, touchant également les démocraties les plus ancrées, la particularité de la Tunisie, c’est qu’elles restent impunies, note la représentante de l’ATFD. « Le fait que ça existe ailleurs n’autorise pas à minimiser la dangerosité de ces phénomènes. On ne doit pas imiter de mauvaises pratiques. Par ailleurs, les démocraties bien installées ne sont pas comparables à un Etat comme le nôtre où on est encore en phase de transition démocratique », renchérit le représentant d’Al-Bawsala.

Rappelons que l’Etat s’est engagé à lutter contre la violence politique à travers la loi 58 relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Ladite loi définit la violence politique comme « tout acte ou pratique fondé sur la discrimination entre les sexes dont l’auteur vise à priver la femme ou l’empêcher d’exercer toute activité politique, partisane, associative ou tout droit ou liberté fondamentale ». Pour Youssef Abid, les lois ne sont pas susceptibles, à elles seules, de changer les mentalités. « Il ne suffit pas d’agir sur le texte, il faut également agir sur le contexte », lance-t-il. Non seulement le contexte est propice à cette violence politique, mais le texte, en l’occurrence la loi 58, n’est pas appliquée, souligne la représentante de la Ligue des électrices tunisiennes.

Outre la mise en application de la loi 58, le règlement intérieur de l’ARP n’est pas respecté quand il s’agit de propos violents à l’égard des députées. L’article 131 dudit règlement énonce que

Le président de la séance rappelle le règlement à tout député qui l’enfreint ou qui prend la parole sans autorisation du président de la séance. Le président de la séance adresse un avertissement à tout député auquel a été rappelé le règlement à deux reprises au cours de la même séance, ou qui a proféré insulte, diffamation ou menace à l’encontre d’un ou de plusieurs membres de l’Assemblée. La parole lui est retirée et ne lui est plus redonnée jusqu’à la fin de la séance et l’avertissement est consigné dans le compte rendu de la séance.

La direction de la présidence de l’ARP est pointée du doigt par un ensemble de députés qui critiquent son inertie et son laisser-faire face aux dérives de certains élus. Cette critique fait écho au rapport d’Al-Bawsala ayant mentionné l’inaction de la présidence de l’ARP face à la violence. Dans le cas de Mohamed Affes, le président de la séance, Tarek Ftiti, n’est pas intervenu pour interrompre sa diatribe. Dans ce cadre, l’ATFD a exprimé sa stupéfaction et sa colère face à la passivité de Ftiti. Pour remédier à ces agissements, Nabila Hamza plaide pour une réforme du règlement intérieur de l’ARP pour y inclure des sanctions financières ou politiques à l’égard des députés auteurs des violences.  « L’immunité conférée aux députés ne doit pas les dédouaner de leurs responsabilités », ajoute pour sa part Torkia Chafi.

La violence au sein des assemblées élues n’est que le prolongement de toutes sortes de discriminations envers les femmes dans la sphère politique. Le rapport de la LET sur les élections présidentielles et législatives de 2019 note que les partis politiques ainsi les listes indépendantes n’ont pas respecté le principe de la parité horizontale. Les femmes sont également instrumentalisées dans leurs partis politiques dans l’action militante mais exclues des têtes de listes comme des postes de décideurs. Cette marginalisation des femmes politiques s’est traduite dans l’ARP. En 2014, le taux de représentativité des femmes était de 31.34%. En 2019, il a fléchi pour atteindre 26.26%. Seules 23.5% des femmes occupent la présidence des commissions au sein de l’ARP, relève le rapport d’Al-Bawsala.