« Crise sanitaire et surpopulation systémique : Pour une décroissance pérenne de la population carcérale », c’est l’intitulé d’un appel lancé par 14 organisations aux autorités tunisiennes afin de les alerter sur la situation des détenus dans les prisons tunisiennes, notamment à l’aune de la crise sanitaire actuelle.
D’après Marie-Caroline Motta, la coordinatrice de projets chargée de la thématique détention de la section tunisienne d’Avocats Sans Frontières (ASF), le nombre des prisonniers en Tunisie est entre 22 et 23 mille pour 18 mille places. Et selon la représentante d’ASF, organisation signataire de l’appel précité, la surpopulation carcérale induit des conditions de détention déplorables.
Les conditions de détention sont en deçà des standards internationaux : conditions sanitaires dégradées et contraction de maladies incurables et parfois mortelles-en raison du système d’emprisonnement collectif en Tunisie qui renforce la promiscuité-, impossibilité de bénéficier de formations, d’un accompagnement individualisé de préparation à la sortie, agents pénitentiaires en sous-effectif et en manque de moyens, quasi-absence de bureaux de probation. Autant de mauvaises conditions de détention et de réinsertion qui ne permettent pas au droit pénal de jouer son rôle premier : la réhabilitation,
déclare la responsable d’ASF à Nawaat.
Mesures préventives insuffisantes
La situation est encore plus alarmante face à la crise sanitaire que traverse le pays. Pour juguler la propagation du virus au sein des prisons, l’administration pénitentiaire a mis en place une batterie de mesures préventives, à l’instar de la distribution de moyens de protection, l’isolation des détenus les plus fragiles, la suspension des visites et des activités au sein des prisons.
Afin d’alléger la surpopulation carcérale et limiter ainsi les risques de contamination, des grâces présidentielles ont été accordées. « Une vague de grâces présidentielles prononcées successivement à partir de mars 2020 a permis une très grande décroissance carcérale (autour de -37%). Cette baisse est aussi le résultat d’un moindre recours à la détention préventive en amont du placement en détention par les procureurs et les juges d’instruction », précise Marie-Caroline Motta.
Ces précautions n’ont pourtant pas empêché l’enregistrement de cas de contamination. Au total, 117 détenus ont été testés positifs fin novembre 2020 dont 193 guéris et 7 hospitalisés. Les agents pénitentiaires ont été également touchés avec 84 agents testés positifs fin novembre dont 165 guéris, d’après la coordinatrice de projets à ASF, qui rapporte les informations communiquées par le Comité général des prisons et de la rééducation (CGPR).
Cette situation attise les inquiétudes de la société civile. « Bien que nous saluions les efforts entrepris par le ministère de la Justice et le Comité général des prisons et de la réinsertion au sein des lieux de détention pour limiter l’incidence du virus, nos inquiétudes quant à la santé des détenu.e.s demeurent identiques. La prévalence d’un ensemble de pathologies chroniques et infectieuses accroît le risque de comorbidité et donc de mortalité chez les malades de la COVID-19. Outre ces éléments, la promiscuité qui résulte de fait du surpeuplement des lieux de privation de liberté ne permet à aucun moment qu’une quelconque « distanciation sociale » soit respectée », lit-on dans l’appel lancé aux autorités tunisiennes. La crise sanitaire n’a fait que lever le voile sur les piètres conditions de détention dans les prisons qui réclament des réformes plus structurelles et pérennes, revendique le collectif associatif.
De la nécessité des réformes
Les conditions de détention en Tunisie reflètent une « conception répressive du système pénal et des décisions quasi-systématiques de privation de liberté », déplore la représentante d’ASF. Cette politique a pour conséquence un nombre élevé d’incarcérations dans le cadre de mise en détention préventive.
La détention préventive est une mesure exceptionnelle ». L’article 85 du même code énonce les conditions d’application de cette mesure en disposant que « l’inculpé peut être soumis à la détention préventive (…) toutes les fois qu’en raison de l’existence de présomptions graves, la détention semble nécessaire comme une mesure de sécurité pour éviter de nouvelles infractions, comme une garantie de l’exécution de la peine ou comme un moyen d’assurer la sûreté de l’information.
Article 84 du Code de procédures pénales.
Malgré le caractère exceptionnel de cette mesure, « 52% de la population carcérale est constituée de détenus préventifs, d’après les données de 2019, soient 11.164 détenus préventifs sur une population totale de 22.999 », indique la représentante d’ASF. Et de poursuivre : « Ce chiffre fluctue de manière assez régulière et stagne souvent autour de 60% de la population carcérale – souvent à la suite de vastes coups de filet des autorités. Ce fut notamment le cas lors de l’annonce choc de l’arrestation de plus de 9000 personnes recherchées en octobre dernier, ce qui pose évidemment la question de pourquoi y-a-t-il autant de citoyens recherchés ».
Les conditions de la détention préventive ne sont également pas respectées, selon ASF. Ainsi, le délai de détention de 9 mois pour les délits et de 14 mois pour les crimes est souvent transgressé sans octroi d’une compensation pour réparer ce préjudice, s’indigne la représente d’ASF. Elle souligne que « ce sont des dysfonctionnements qui s’inscrivent dans un contexte global de lenteur de la justice ce qui ne fait que contribuer à la longueur des délais d’attente des personnes détenues avant jugement : reports d’audiences, parfois à plusieurs reprises et pour le même motif ».
Pour pallier à ces manquements, Motta appelle à l’adoption du nouveau code de procédures pénales élaboré par une commission au sein du ministère de la Justice. Ce projet de code prévoit un élargissement des types et du champ d’application des peines alternatives, pouvant être prévues pour les 54.53% de la population carcérale purgeant des peines de moins d’un an (selon les données 2018 du CGPR). En outre, le projet réaffirme le caractère exceptionnel du recours à la détention préventive et la limitation de son recours à 3 mois pour les délits et 6 mois pour les crimes, se félicite la représentante d’ASF. Par ailleurs, elle insiste sur l’impératif de réformer aussi le Code pénal. « Sur le total de la population carcérale (détenus et prévenus), 21,54% étaient en prison en vertu de la loi 52 relative aux stupéfiants (données de 2019) d’où la nécessité d’une révision de cette loi. En attendant, il faut suspendre toute possibilité de détention préventive dans le cadre de consommation de stupéfiants », plaide-t-elle.
La chargée de projets à ASF appelle à une application totale de la loi 5 pour garantir un meilleur respect des droits des personnes gardées à vue, l’octroi de plus de moyens humains et financiers au CGPR pour lui permettre de mettre en œuvre une politique pénale centrée sur la réhabilitation, la formation des juges sur les peines alternatives et leur renforcement en termes de moyens humains, juridiques et financiers pour qu’ils deviennent une réelle autorité de contrôle et d’aménagement de peine.
D’après elle, la politique pénale et carcérale est en effet « répressive et en manque de moyens. Par certains aspects, elle doit encore être assainie des réflexes et mauvaises pratiques de l’ancien régime. Cette politique est aussi inefficace parce qu’elle ne permet par la réinsertion et la réduction de la criminalité, le taux de récidive étant d’environ 40% (données 2017 à 2019), pourtant but ultime de la détention. Elle contribue aussi à reproduire des inégalités socio-économiques », explique-t-elle.
Outre l’aspect humain, les réformes permettraient l’affaissement de la population carcérale et par ricochet la réalisation d’économies car chaque détenu coute à l’Etat 23.5 dinars par jour, rappelle-t-elle.
iThere are no comments
Add yours