La militante queer Rania Amdouni condamné à 6 mois de prison ferme pour « attentat à la pudeur », trois jeunes emprisonnés 30 ans en vertu de la loi 52 sur les stupéfiants, des blogueurs poursuivis pour des posts publiés sur Facebook, les condamnations pour des questions de libertés individuelles ou de conscience… Autant de jugements sévères prononcés par des magistrats tunisiens. En se référant à un corpus juridique répressif parfois délaissé et suffisamment vague pour ouvrir des brèches à des interprétations liberticides, les magistrats montrent un penchant particulièrement oppressif envers les citoyens.

La technicité prévaut

Pour l’ancien magistrat, devenu avocat, Faouzi Maalaoui, cette tendance trouve sa source dans la formation des magistrats et des juristes en Tunisie. Selon notre interlocuteur, l’enseignement du droit dans notre pays n’accorde pas assez d’importance à  «l’approche de droits humains ». Il existe bel et bien une matière consacrée à l’étude des droits de l’Homme depuis l’ère de la dictature mais « on inculque les droits humains via des mécanismes assez techniques. On ne se focalise pas sur l’essence des droits humains dans le but d’en imprégner les futurs juristes », regrette l’avocat.

D’après le magistrat Omar Weslati, le problème ne réside pas uniquement dans le contenu de la matière enseignée mais aussi dans l’intériorisation de la matière par les étudiants et par ricochet par les futurs magistrats. « Il ne suffit pas d’enseigner une matière relative aux droits de l’Homme. Il faut que le souci principal soit de garantir les droits humains dans l’enseignement de toutes les matières. A titre d’exemple, quand on expose aux étudiants les procédures pénales, il est primordial de comprendre les dispositions de la loi à l’aune des impératifs liés aux droits humains comme la nécessité de ne pas recourir à la torture, la préservation de la dignité humaine, etc. Fixer ainsi un délai pour la détention préventive n’est pas arbitraire. Cela indique que cette mesure exceptionnelle ne doit pas être indéterminée afin de ne pas porter atteinte au principe de la liberté », précise-t-il.

L’approche formaliste & le régime LMD

La marginalisation des aspects liés aux droits humains était voulue par la dictature, estime de son côté Fathi Zabaar, expert légal : « Prôner les droits humains dans un cours avait un aspect éminemment politique et périlleux », rappelle-t-il. Ces spécialistes s’accordent à dire que le déficit dans l’enseignement des droits humains se comble par la suite si l’étudiant opte pour des études plus approfondies (master et doctorat). Cependant, il n’en demeure pas moins que la formation est aujourd’hui « lacunaire et encore plus désastreuse » sous le régime LMD, alerte Maalaoui. «Avec une licence en poche, l’étudiant dispose de quelques outils de technicien en droit et non d’une vision globale comprenant les aspects philosophiques, historiques, sociologiques et économiques dont ont bénéficié les étudiants ayant décroché une maitrise sous l’ancien régime », déplore-t-il.

Le nivellement vers le bas se poursuit dans l’enseignement à l’Institut supérieur de la magistrature (ISM) où « l’inculcation des droits humains est sacrifié également sur l’autel du népotisme », souligne l’avocat. Et d’expliquer : « Le recrutement des enseignants à l’ISM se fait sur la base du favoritisme et du copinage. Ces enseignants n’ont aucun rapport avec le sens de la justice ». Il raconte ainsi que son enseignant des droits humains à l’ISM était un suppôt du pouvoir en place. Sa perception des droits humains était « à vomir », se rappelle-t-il, écœuré.

Cette défaillance dans la formation des magistrats se traduit par la suite dans leur pratique. «L’approche n’est pas centrée sur le droit, mais reste quasi-exclusivement légaliste et focalisée sur la loi. Le magistrat examine si la loi est applicable dans un cas d’espèce et l’applique de façon machinale», constate Omar Weslati. Pour l’avocat comme pour le magistrat, les facultés de droit forment des techniciens en droit. « On est face à des magistrats formalistes qui se collent aux textes et résistent à tous changements », assène Maalaoui.

Fathi Zabaar abonde dans ce sens pour souligner l’application exégétique du texte juridique de la plupart des magistrats. Pis : une confusion règne chez des magistrats concernant certaines notions. « Alors que la Constitution aussi bien de 1959 que de 2014 énonce la primauté des traités (dont beaucoup concernent des droits humains) sur les lois, les magistrats s’entêtent à appliquer les lois internes en s’abritant derrière la défense de la souveraineté de l’Etat tunisien et en amalgamant droit international et droit étranger. Or, c’est précisément l’Etat tunisien qui a ratifié ces traités, parfois en émettant des réserves, comme c’était le cas pour la convention de CEDAW, donc il a pleinement exercé sa souveraineté », renchérit-il.

Héritage autoritariste

Le musellement des droits humains se manifeste également dans l’interprétation des lois et l’acquiescement d’un système liberticide « qui se transmet entre pairs », constate Omar Weslati. « C’est ce qui explique la persistance, même après la révolution, du piétinement de la dignité humaine en ayant recours aux tests anaux ou aux analyses d’urines. C’est ce qui fait qu’un magistrat condamne une jeune fille pour racolage uniquement en raison de sa tenue», regrette Weslati. Et de poursuivre : « Les magistrats n’ont pas été incités à préserver les droits mais à protéger le régime, la société et les bonnes mœurs ».

On assiste à ces dérives parce que les magistrats se réfèrent à des textes juridiques répressifs mais aussi à leur conscience. « La notion de la conscience des magistrats dans l’appréciation d’une affaire ouvre la voie à un pouvoir d’interprétation considérable. Sachant que le magistrat fait partie de la société et que sa conscience en est empreinte », indique l’expert légal.

« Il n’y a qu’à voir les publications sur les réseaux sociaux de certains magistrats et avocats critiquant les dernières manifestations anti-régime sous un angle moralisateur pour constater à quel point ils sont rétrogrades », ajoute Maalaoui.

Les meilleurs quittent le métier

L’absence d’une sélectivité rigoureuse fait du domaine de la magistrature un système à deux vitesses, explique Faouzi Maalaoui. « Les plus médiocres se dirigent vers le droit pénal qui est plus facile comparé au droit civil ou fiscal par exemple. Au niveau académique s’ajoute le caractère du magistrat. En étant plus jeunes et inexpérimentés, les magistrats se montrent plus sévères dans la prononciation des peines privatives de liberté. C’est encore plus le cas lorsqu’il s’agit d’une magistrate. Le fait d’être rodé et d’avoir de l’expérience dans le domaine permettent de comprendre la complexité de l’être humain et qu’une peine de prison lourde ne résout pas toujours tout », souligne-t-il.

Pour l’avocat, c’est l’incompétence qui érode le système judiciaire plus que la corruption. Il plaide ainsi pour la hausse des revenus des magistrats pour rendre ce domaine plus compétitif. D’après lui, les plus brillants parmi les juristes ne choisissent plus la magistrature mais l’enseignement supérieur ou le barreau. «Beaucoup ont d’ailleurs démissionné pour ouvrir des cabinets d’avocats, quand d’autres sont partis travailler dans les pays du Golfe ». Et d’alerter : « Le fait que les meilleurs partent posent la problématique de la formation des nouveaux. Au-delà de la formation académique, l’exercice du métier passe par la transmission par les pairs. Si les plus compétents parmi eux ne sont plus là, qui va assurer une passation de qualité ? », s’inquiète-t-il.

D’après Fathi Zabaar, ayant lui-même été consultant dans des sessions de formations organisées par la société civile et dispensés aux magistrats sur les thématiques liées aux droits humains, le ministère de la Justice mais aussi les magistrats sont conscients du déficit dans l’acquisition des outils relatifs aux droits de l’Homme. Ces sessions ont permis la formation de 1600 magistrats aux droits civils et politiques. Par ailleurs, certains magistrats administratifs sont invités à suivre des sessions sur les droits économiques, sociaux et culturels.

Dans ce contexte, les appels à une refonte du pouvoir judiciaire sont récurrents. Face à ces défaillances, cette refonte doit commencer par le commencement, en l’occurrence la formation des magistrats. Difficile de remédier aux dérives du système avec une corporation composée de piètres magistrats.