Des activistes harcelés par des policiers sur les réseaux sociaux, des arrestations sans mandat du procureur de la République, une condamnation à 6 mois de prison ferme pour la militante queer Rania Amdouni, un jeune homme perd son testicule suite à la torture dans un centre de détention à Monastir, le décès de Abdesslem Zayen à Sfax en détention pour avoir été privé de son traitement d’insuline et le décès de Haykel Rachdi à Gasserine après avoir reçu un tir de gaz lacrymogène dans la tête. Autant d’affaires parmi d’autres témoignant d’une escalade de la répression en Tunisie ces derniers mois. « On n’est plus vraiment loin de l’Egypte de Sissi », assène Oumayma Mehdi, coordinatrice de projets à Avocats Sans Frontières (ASF) à Nawaat.

En effet, le raid sur le domicile de Mehdi Barhoumi, Mondher Saoudi et de Sami Hmaied le 6 mars sans mandat du procureur de la République et les poursuites engagées contre eux pour « outrage à un agent public » n’est qu’un maillon dans la chaine d’oppression scellée depuis des mois, renchérit la représentante d’ASF.  La démonstration de force des policiers lors de l’arrestation des supporters du club africain le 9 janvier n’est ainsi que le point d’orgue d’un climat inquisitorial installé depuis l’été avec la brutalité policière employée pour museler toutes protestations : du sit-in du Kamour, en passant par la vague d’intimidation des manifestants contre la loi sur la protection des forces armées ou encore l’impunité policière dans l’affaire de l’agression de l’avocate Nesrine Guernah, explique Mehdi. « On assiste à une démocratisation de la répression », ajoute-t-elle.

“Liberté pour Rania Amdouni”, tag sur le pavé de l’avenue Bourguiba

Une affaire symptomatique

Cette montée de la répression n’aurait pu avoir lieu sans la complicité entre la justice et la police, explique Oumayma Mehdi. Le cas le plus récent et le plus emblématique est celui de Mehdi Barhoumi, Mondher Saoudi et Sami Hmaied. Le soir du 6 mars, trois blindés de police font irruption dans le quartier chic de la cité Mahrajène à Tunis ; pour arrêter ces trois citoyens. Ces derniers ne sont pas des criminels recherchés ou des terroristes mais trois amis qui étaient en train de discuter des dérapages des syndicats de policiers sur le toit de leur immeuble. « Le ton a certainement monté en parlant des syndicats de policiers. Un des policiers du coin, sûrement chargé de la surveillance d’une ambassade tout près, nous a entendus et a donné l’alerte aux policiers qui sont venus en nombre pour nous arrêter », raconte à Nawaat, Mehdi Barhoumi. Sans mandat du procureur de la République, les policiers ont trainé les trois jeunes hommes au poste de la police et ont rédigé un procès-verbal. « Ils ont rédigé les PV sans attendre l’assistance de nos avocats et nous ont demandé de les signer », poursuit-t-il. Ayant refusé de signer leur PV, les trois détenus n’ont pas encore une idée précise sur les chefs d’accusations retenus à leur encontre. « D’après nos avocats, ils nous poursuivent pour outrage à un agent public mais ça reste encore flou pour nous », nous confie Mehdi Barhoumi. Après avoir subi une avalanche d’intimidations et de menaces, les trois accusés ont été retenus dans le centre de détention de Bouchoucha avant d’être libérés le 8 mars.

Manifestation du 26 janvier 2021 au Bardo

Périlleuse collusion entre police et justice

« Cet Etat policier, hérité de la dictature, n’a pas été démantelé. Pis : il s’est renforcé depuis que les magistrats assurent aux policiers l’impunité et une couverture judiciaire», relève la coordinatrice de projets d’ASF. Et en l’occurrence, Oumayma Mehdi fait une distinction entre l’impunité et la couverture judicaire. « On constate l’impunité à travers le fait qu’après 2011, on n’a aucun jugement définitif dans une affaire de torture incriminant un policier malgré l’existence d’un article de loi la condamnant. La seule interprétation possible, c’est que les policiers ont eu le feu vert  pour poursuivre les anciennes pratiques bafouant la dignité humaine ». Quant à la couverture judiciaire, Oumayma Mehdi relève que malgré l’édiction de « réformettes », à l’instar de la loi 5 garantissant aux accusés les droits à un procès équitable, « le parquet n’a aucun scrupule à remédier aux violations des procédures pénales par les policiers alors qu’il est censé les contrôler. Ainsi, les policiers, comme dans l’affaire de Barhoumi, Saoudi et Hmaied, peuvent procéder à des arrestations musclées et sans mandat puisque le procureur de la République interviendra pour le leur accorder a posteriori,  et camoufler ainsi ces dérives », explique-t-elle. Et de poursuivre : « Les magistrats sont impliqués jusqu’au cou pour ouvrir les voies de la répression aux agents du ministère de l’Intérieur ». Et les juges ne sont pas les seuls à couvrir ces pratiques sécuritaires puisque les syndicats policiers sont également entrés en scène. « Ces syndicats comparables à des milices sont une nouvelle plaie dans le système policier hérité de la dictature », fustige-t-elle. Ainsi, même dans le cas où un policier comparait devant un juge, il est assuré qu’il sera tiré d’affaire par les syndicats, constate-t-elle. Ainsi, le policier accusé de l’agression de l’avocate Nesrine Garneh, a été exfiltré du tribunal après l’intervention musclée de ses collègues.

Les douilles des bombes à gaz lacrymogène et des cartouches à chevrotine

La responsabilité de Mechichi

Le 10 mars, 61 organisations de la société civile ont tiré la sonnette d’alarme : la Tunisie connait un   tournant majeur, ébranlant tout le processus de transition démocratique. Cette érosion des droits humains s’achemine vers un virage dangereux sous le gouvernement de Hichem Mechichi. Les différentes composantes de la société « tiennent pour responsables et redevables en premier lieu le Chef du Gouvernement en sa qualité de chef de l’appareil exécutif et le ministre de l’Intérieur par intérim et les décideurs politiques de toute humiliation, traitement dégradant et inhumain, torture et toute violations des droits humains qu’ont pu subir les personnes arrêtées et détenues tout au long de cette campagne d’arrestations », lit-on dans leur communiqué commun.

Ce collectif d’associations a annoncé, le 10 mars, le dépôt d’une plainte pénale contre le chef de l’exécutif. « Cette plainte fait suite à l’agression de militants à Sfax et d’avocats à Tunis, en marge de la manifestation du 6 février à l’avenue Habib Bourguiba. Elle est aussi motivée par la mort en détention de Abdesslem Zayen suite à sa privation de son traitement d’insuline», explique à Nawaat, Béchir Abidi, membre du bureau exécutif de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH).

Sur un autre plan, la coalition d’ONG a exhorté le président de la République, Kais Saied, à réagir. « On ne demande pas au président de la République d’intervenir dans le déroulement de la justice mais d’exercer ses attributions octroyées par la Constitution en préservant les libertés. Il peut ainsi accorder une grâce présidentielle aux personnes détenues suite à la vague de répression récente », a précisé le représentant de la LTDH. Par ailleurs, il souligne que parmi ces détenus figurent des mineurs ayant écopé de peines de plus d’un an d’emprisonnement.

La Constitution bafouée

Plus de 10 ans après la révolution, la Tunisie est dépourvue d’une cour constitutionnelle, censée abattre les fondements d’un régime liberticide. La réforme du Code pénal et du Code des procédures pénales a été jetée aux oubliettes. L’instance constitutionnelle, appelée à enquêter et à rendre compte des transgressions des droits humains, en l’occurrence l’Instance des droits de l’Homme n’a pas vu le jour. Entre-temps, la justice est sous les ordres du ministre de tutelle, donc de l’Exécutif, et les policiers sous la botte du ministère de l’Intérieur et non pas du parquet. « La seule  pseudo-réforme proposée par le ministère de l’Intérieur ne concerne ni la déontologie, ni l’usage de la force mais un projet de loi protégeant les forces armées. Les lois de la dictature sévissent encore. Quant à l’Instance nationale de prévention de la torture, elle se contente d’un rapport annuel ou au mieux d’un communiqué de presse. Quant à l’Instance provisoire des droits de l’Homme elle parait tout simplement hors service », souligne la représentante d’ASF.

Si ces dérives ne datent pas du gouvernement Mechichi, la société civile note une grave recrudescence des violations délibérées des droits humains sous le règne du chef du gouvernement actuel. « La répression s’abat de manière homogène et systématique partout en Tunisie. Partout, les procédés policiers et judiciaires sont les mêmes, ce qui dénote d’un ordre venu d’en haut pour mettre à exécution une politique liberticide et répressive», conclut Oumayma Mehdi.

En somme, la démocratie vidée de son sens et de sa substance parait actuellement circonscrite au processus électoral. Puisque même les libertés d’expression et de manifestation, présentées comme des acquis de la révolution, sont désormais étouffées.