Pile à l’heure, comme à son habitude. Ismaël, barbu à bonne bouille qui parle à la vitesse d’un commentateur sportif, sait que la nuit sera longue. Et l’hospitalité, il la pratique jusqu’en minibus, direction banlieue nord de Tunis. « Il faut peut-être compter une bonne petite demi-heure sinon plus, et on passe chercher l’assistante réalisation ; elle est sur notre chemin ». Pas de temps à perdre : à cet avant-dernier jour d’un tournage apaisé en surface, le frêle quadra passe ses nerfs à resserrer les boulons, le plan de travail ne cessant d’être modifié au gré des circonstances. Producteur, co-scénariste, monteur, ce « touche-à-tout » ne recule devant rien, et passe même le balai s’il le faut. Pour autant, Black Medusa n’a rien d’un projet improvisé. La modestie des moyens risque d’en rendre l’équilibre précaire. Les chiffres résument l’équation : du budget estimé, explique Ismaël, « trente mille dinars ont été d’abord mis en participation », sans faire échapper le projet à la hache. « Mais, à part ça, tout roule », poursuit-t-il, sourire en coin, en pianotant vite fait quelques textos pour s’assurer que toute l’équipe est déjà en place.

Un film dans la foulée

Sur le plateau, l’agitation est à son comble. Car ce soir, bien que le programme soit chargé, l’ambiance de fin de tournage n’enlève rien à la bonne humeur d’une équipe toute jeune, à la douce vitalité. Une dizaine de silhouettes, certaines à baudrier, se détachent difficilement du noir. Sur le parking où la régie a posé ses brocs, on croise Dora, la première assistante réa, une  «courroie de transmission». Toujours «partante» pour venir à bout de problèmes, elle se dit « en état d’alerte permanente ».  Quant à Fatma, la deuxième assistante, elle préfère les «coulisses» à la lumière. « C’est notre bonne fée à tous. Jamais de mauvaise humeur», renchérit Youssef Chebbi, l’élément le plus calme de la bande. Lui, c’est le co-scénariste et le coréalisateur. Barbe de trois jours, bonnet noir légèrement relevé, il arbore une mine affable et sympa. Parle à voix basse. «Il est vrai qu’il est de plus en plus difficile de faire un film. La précipitation ne donne rien », explique-t-il comme s’il annonçait la météo du jour. Calme, il prend le temps de choisir ses mots avec méticulosité. Avec la complicité d’Ismaël, il avoue qu’ils étaient «pris dans un tourbillon d’excitation permanente. » Et en voilà déjà une idée pas mal du tout, pour bien concrétiser les choses : mélanger méticuleusement les genres. « Ce n’était pas prévu dans la première mouture du scénario, raconte Youssef. Au départ, je voulais faire un remake. Mais après moult réécritures avec Ismaël, les choses ont beaucoup évolué et la greffe semble prendre ».

De cette gestation du scénario, commis en deux semaines étalées sur un mois, Black Medusa passe à un tournage presque immédiat. Pourquoi un délai si court ?  «Simplement parce que c’était pour nous le bon moment. On éprouvait un besoin de battre le fer tant qu’il est chaud», raconte Ismaël, dont les périodes d’inactivité entre ses tournages à Beyrouth ne tiédissent pas depuis qu’il s’est engagé dans ce projet. C’est une fiction où se mêlent le chaud et le froid, « hors zone de confort, dans l’écriture et dans la mise en scène, précise-t-il, proche dans l’esprit du film noir ». Cinéma de genre ? Le mot vaut pour tout un tas de choses, mais a l’heur de faire tiquer les oreilles. Entre thriller et gore, il s’agit de se frotter au plus risqué, « car c’est ça l’enjeu. », ajoute-t-il. Chose certaine, le duo n’aime rien tant que prendre à bras le corps cette liberté de fiction. « Peut-être que c’est le mélange de nos penchants, avec des curseurs poussés à divers endroits », avance de son côté Youssef. Aux antipodes des histoires des bons et des méchants, le duo veut se jouer des codes. À couteaux tirés, et femme fatale à l’appui.

Fatale, la protagoniste l’est presque naturellement. De loin, c’est une beauté habillée d’un pull noir qui bouloche. De près, c’est moins ses bottines en daim qui frappent que sa peau rougie par le vent froid. « On avait casté ensemble quelques filles qui ne faisaient pas l’affaire, se souvient Ismaël. Puis, sans s’y attendre, Youssef l’avait croisée dans un bar. C’était autre chose ». En effet : cheveux en chignon, écouteurs fichés dans les oreilles, Nour Hajri se frotte les mains, histoire de se motiver tout en cherchant où s’asseoir, peut-être pour rester sur l’un de ses petits nuages. « Elle est fascinante à filmer», dit Youssef. Mais elle décline toute couronne. Au lieu de quoi : « Je suis contente qu’on m’ait offerte cette occasion. Je suis très curieuse de jouer une sérial killer », avoue-t-elle, sourire franc. Le personnage, découvert voici trois ans, a suivi des chemins entre Aix et Tunis, avant d’attraper la lumière. «Je me suis orienté vers la psychologie. Et, au bout d’un certain temps, j’ai laissé tomber. En jouant mon premier rôle chez Nouri Bouzid, l’expérience m’a beaucoup plu, mais sans penser que je vais m’y replonger dans un nouveau projet de film », explique celle qui ne se voit pas encore criminologue.

Dernière ligne droite

Avec un peu de retard, le temps de régler la lumière, les choses sérieuses commencent. C’est la prise d’une scène qui, par une sorte de géométrie contorsionniste, sera tournée de trois angles différents à l’intérieur de la voiture. Imed Aissaoui, le chef opérateur, ne veut pas en faire des caisses. « Bien sûr que ça nécessite une lourde prépa, et de fignoler le décor. Mais il faut être malin, surtout lorsqu’on tourne la nuit ». Pendant qu’Ismaël et Youssef débriefent avant la prise, Imed reste à l’écoute. Normal : c’est un « pro » qui a l’air de bien connaître son affaire. Tous lui reconnaissent la rigueur avec laquelle sa rétine imprime aux scènes un cachet particulier. Mais il arrive qu’il s’énerve aussi. «La semaine dernière, au cours d’une pause, on a bien cru que ça allait mal finir. À part la sécurité, le flic est là pour boire du café. Il est insupportable». Comme ce jour où il se traîne de mauvaise grâce dans l’axe. Lorsqu’Imed fronce les sourcils, il faut imaginer la suite. « Mais heureusement que j’ai tempéré, et que le flic se soit vite barré en solitaire ».

Minuit passé. Et la ville est offerte aux aboiements des chiens errants. Les bouches exhalent de la vapeur à chaque souffle. «Jusqu’à présent, on a rarement tourné le jour, explique Ismaël en écrasant sa clope. Pas désagréable non plus de tourner la nuit. Même si ça ramollit l’énergie, ce choix de mise en scène était d’entrée de jeu nécessaire, l’atmosphère du film l’exigeait ». Une heure plus tard, l’équipe est rejointe par Ala Eddine Slim, compagnon de route sur Babylon, pour prêter cette fois son corps à la fiction. Et pour cause : il s’agit d’un plan pendant lequel l’auteur de Tlamess doit se branler dans les bois. Les yeux se fixent en billes immobiles lors d’une première démonstration. «Sans blague, vous croyez que je suis incapable de le faire, en trente secondes ?» gronde Ala, à fond dans son personnage de taxiste. «Moteur demandé.» Le bonhomme y va de bon cœur. Pourtant, ça ne va pas. « Il ne trouve pas le bon rythme», concède Youssef derrière le retour-vidéo. « Bon, allez, ça se retente », rétorque le chef op en suggérant de réajuster l’éclairage sur ses fesses. Cinq minutes plus tard, rebelote. La prise ne donne toujours rien de bien. « Peut-être qu’Ala devrait cambrer un peu plus son cul, et prendre son zizi de la main gauche », renchérit Fatma, baillant à se luxer la mâchoire, avant de s’esclaffer : « Sinon, on lui décernera le césar du pire branleur du cinéma ! »

Même si les choses avancent moins vite que prévu, « c’est la dernière ligne droite », lance le régisseur, les traits tirés. L’équipe s’affaire, avec des têtes de quelques kilomètres de long, pour se diriger vers la forêt, alors que les lueurs de l’aube commencent à contrarier le ciel. «Au bout d’un certain temps, on ne va pas réussir à tourner ce plan si on ne se dépêche pas ». Sitôt la dernière prise installée, l’ingénieure son vérifie sa carte mémoire, pour éviter une nouvelle bourde. « Hier soir, explique Fatma, c’était la panique à bord. En l’espace de quelques minutes, Amal a failli perdre tout ce qu’elle avait enregistré. On ne sait pas par quel coup de chance les prises ont été sauvées ». Youssef, détenant le viseur, relance. «C’est bon pour moi ». Trois minutes plus tard, dernier cut. « Cette prise-là, on va la garder, lâche Ismaël. On peut remballer ».