Pouvait-on faire mieux que jouir, et plus simplement que souffrir ? Oui : toujours au pire s’en tenir. Mais avec des bénéfices immédiats. En particulier, le sens de la chute et le droit à la déception. Après l’éthique de sa Bandaison noire en 2016, et la clinique de ses Chroniques du Râzi en 2018, Aymen Daboussi aggrave son cas en fermant une trilogie qu’il n’avait pas prévue avec une logique de la Révulsion de l’Œil. Composé dans l’ombre d’un élan rompu, davantage récits que nouvelles, ce recueil de fictions est travaillé par des pulsions à rebours de l’ordinaire. Le sujet ? Disons : des figures du mal qui serait extase, comme le sont les crimes qui comptent. Avec toujours le point de vue qui ne ménage jamais grand monde, Daboussi  incite à quelque miction de sang pour réinventer des vies parallèles. Un pied dans l’existence animale, un pied dans le triangle familial, et l’on s’en trouve l’air de rien tirant à la ligne sans autre sagesse que le rire. Mais entre la jouissance et la souffrance, le pire vient marquer des points.

Hier encore, Daboussi frottait tout contre le sexe et la folie. Maintenant, puisqu’il le faut, tout est prêt à débander à bonne température. Si Révulsion de l’Œil relève d’une logique qui crache les convictions, ce n’est pas seulement parce que tout conduit droit dans le mur. L’habileté de Daboussi, c’est aussi de jeter moule et cadre pour passer dans des personnages qui vont par deux, en saynètes. En bas de l’échelle, les gamins, les ouvriers et les bonnes. En haut, pour la bonne bouche, un sacré Dieu qui pivote, trébuche et chute dans les bas-fonds, là où les mortels flottent et dérivent. Dans la « Connaissance de Dieu », que l’auteur sait ne pas truffer de signes encombrants, on goûte une parodie bien filée et accordée au défi du troisième genre de connaissance spinoziste, comme on goûte une larme salée pour que tout se décompose. On pourrait tout reprocher à Daboussi, sauf  l’élégance de n’en pas trop dire. Avant d’être des histoires insignifiantes, ou peut-être parce qu’elles sont des histoires insignifiantes, ces fictions font parler la fragilité des êtres. Car la fragilité est partout, dehors comme dedans, qui nous fait toucher les limites. C’est là, entre la honte et la solitude, que le pire de ce qui arrive feint de finir et renaît.

Il y a chez Daboussi, on le savait déjà, cette métaphysique sous-cutanée. Mais on y repense ici comme au même principe actif, réinventé toutefois avec d’autres excipients. En effet, c’est une métaphysique qui jette des ponts entre les extrêmes de « l’existence chienne » : là où le mal, toujours banal, n’en finit pas de ne pas en finir, sa logique jumelle du pire vient s’insinuer sur un chemin au goût de cendre. « Les chiens du Seigneur » est un montage parallèle entre la découverte d’un chiot et la promenade de Dieu enfin atterri, vieux chien métamorphosé dès lors en homme qui, où qu’il aille, bute sur son impuissance, furieux mais en silence devant le spectacle de l’ici-bas. « Chams » offre à son protagoniste de quoi se faire une place au soleil de la folie pour ressusciter et sourire d’un air béat. Entre viol, violence, innocence et massacre éperdu, Daboussi nous fait visiter les marges sociales, de Cité Ettadhamen à Gâafour, en un cheminement au sein du monde maudit. Le sens et le non-sens ordinaire sont ici la règle. Néanmoins, si la cause fait défaut, il y a au moins de quoi justifier l’innocence des perdants.

Les perdants, voilà le mot lâché. Les torts, les leurs, alliant l’obscène au ridicule, ne sont que des vertus supplémentaires. Mais quand il a des choses à dire là-dessus, et encore plus à écrire, rien n’interdit Daboussi de foutre le bordel là où il veut. Et de faire la nique au triangle familial, avec une pointe d’ironie. Confirmation avec « La famille heureuse » : agencement en trio bien ficelé, entre une mère, un père et leur bébé, où la moindre situation ordinaire donne lieu à l’invraisemblable comique de situation. Et pour en exploiter davantage le filon, l’ordre de la fiction peut dérouler le chapelet d’autres hypothèses.  Qu’est-ce qui arrive ? Des événements mis en série, nous condamnant à l’incertitude anxiogène. C’est le cas, sous d’autres coutures, du récit d’inceste dans « Le mal » : tout tourne autour d’une contingence à trois ressorts ; une inquiétude qui fait mousser le soupçon ; une hallucination qui prend le relais ; et voilà le cercle vicieux qui ne met plus à l’abri du drame. Ici, pour peu que s’instruise à chaque fois le procès d’une névrose familiale en circuit fermée, la mise en scène n’avance jamais au détriment de la contingence.

Or en brossant ce tableau trouble, Révulsion de l’Œil conserve malgré tout un impassible vibrato de la désillusion. A chacun de ses perdants, l’auteur semble tendre un miroir ; convexe ou concave, peu importe. Une image, un fantasme : certes, nous sommes dans le domaine de l’illusion. Mais avec le maçon « Des chiens et des hommes », nouvelle se déroulant entre les quartiers chics de Gammarth et la Marsa, l’illusion est revue et corrigée en sa pire désillusion. Tout comme avec « Sallouha », portrait poignant d’une domestique quinqua apathique, la désillusion s’écrit à la cravache de l’enfer, sur la durée d’une agonie où l’auteur fait vibrer une tension remontant à l’adolescence, en laissant le biographique secouer sa synecdoque par l’irrépressible pulsion de la revanche. L’on voit dans quelle cour joue Daboussi, fort d’un art qui n’assèche pas l’émotion mais en tire la corde au maximum. Sans mollir, il fait oublier qu’une mort a toujours le dernier mot. Parce qu’au fond, humain trop humain, il ne l’est pas. Si sa logique du pire change de main, c’est qu’elle opte pour moins de transgression et pour plus de profanation.

Sans devise, ce sens de la profanation est paradoxal : sous la plume de Daboussi, il est simple et intolérable comme l’impôt sur le revenu. Lui pardonnera-t-on de se complaire un peu dans l’entropie du salut avec ses montées d’endorphines ? Si Révulsion de l’Œil nous rappelle qu’il y a du loufoque dans la tragédie, son meilleur reste le pire. Quoiqu’il en soit, s’il plaira aux lecteurs de haut parage, l’idée tranquillement acide – les imbéciles diront le style – y est pour beaucoup. Peut-être est-ce le mérite que l’on peut attendre d’une littérature qui ne se prend pas au sérieux, qui a la franchise d’assumer l’amertume des perdants. Un peu d’éthique, jamais de morale, mais toujours avec une certaine logique. Que l’enfer soit poussé loin, nul doute qu’il y aura d’autres vies chez Daboussi pour l’expérimenter. En attendant, sa Révulsion de l’Œil fait une lumière à part.