L’épidémie du Covid-19 a fragilisé des pans entiers de la société tunisienne dont les travailleuses du sexe œuvrant dans les maisons closes. Marginalisées, ces femmes se sont trouvées du jour au lendemain sans travail, sans ressources et livrées à elles-mêmes sous une omerta des pouvoirs publics. Le confinement général décrété en mars 2020 a sonné le début du calvaire de cette population avec la fermeture des maisons closes.
La crise du Covid-19 a été un coup de massue pour elles. Mises au ban de la société, elles se sont trouvées totalement démunies,
affirme Souhaila Bensaid, présidente de l’association tunisienne de prévention positive (ATP+).
La précarisation des travailleuses de sexe
Avec la crise sanitaire, les historiques maisons closes situées à la rue Sidi Abdallah Guech à Tunis et celles de Sfax ont été fermées. Contactée par Nawaat, Amel Meddeb, présidente de l’arrondissement municipal de la Médina de Tunis, a indiqué que cette fermeture date de mars 2020. La même décision a été prise à Sfax. «Afin de protéger les travailleuses et les clients, j’ai demandé l’arrêt de l’activité des maisons closes à Sfax», a fait savoir à Nawaat docteur Abdelmajid Zahaf, médecin municipal assurant le suivi médical des travailleuses du sexe à Sfax et président de l’Association tunisienne de lutte contre les maladies sexuellement transmissibles et le sida (ATL MST/ Sida). Cette fermeture «momentanée», selon docteur Zahaf, a perduré avec la persistance de la crise sanitaire. En conséquence, ces femmes «sont dans une situation lamentable », regrette le président de l’ATL MST/Sida.
Parmi elles, Sana (pseudonyme), âgée de 32 ans et mère d’un petit garçon. Depuis l’arrêt de son activité à la maison close, elle s’est trouvée dans la rue, n’ayant comme refuge que la maison d’une amie, elle-même travailleuse du sexe.
Nous nous sommes entraidées entre copines comme on pouvait mais ce n’est pas toujours évident,
confie-t-elle à Nawaat.
Travaillant dans la maison close depuis 2011, la jeune femme a du mal à trouver un emploi depuis sa fermeture. «Il n’y a pas d’offres d’emploi pour moi. Tout semble à l’arrêt depuis la crise du Covid-19», dit-elle, en tentant en même temps de calmer son enfant agité et en pleurs.
Depuis son refuge, les cris d’autres enfants retentissaient. Il s’agit des enfants de sa copine, Rania (pseudonyme), travailleuse du sexe, âgée de 35 ans.
Nous, nous avons de la chance d’avoir un toit, d’autres femmes incapables de payer leur loyer se sont trouvées dans la rue. D’autres ont dû suspendre la scolarité de leurs enfants. On a des charges à honorer. Souvent des enfants et des parents à entretenir. Se retrouver sans ressources soudainement est une damnation,
raconte en colère cette mère de 4 enfants à Nawaat.
Cherchant d’autres ressources, Sana a travaillé pendant une courte période dans un restaurant, mais a été vite évincée par son employeur. «Un ancien client de la maison close m’a reconnue. Il m’a dénoncée auprès du propriétaire du restaurant qui m’a mise à la porte», déplore-t-elle.
Ils ne veulent pas de nous comme employées. Pointées du doigt par la société, nous sommes pour eux une source de problème. N’ayant pas de qualification, comment pouvons-nous vivre,
s’exclame Rania, indignée.
Halima Jouini de l’association Beity, ayant offert refuge à certaines travailleuses du sexe, dresse le portrait de femmes faisant l’objet «d’une double exclusion».
Avant la crise du Covid, elles vivaient dans un monde clos, à la marge de la société. Beaucoup ont commencé à travailler suite à un veuvage, divorce et agressions sexuelles. Elles n’ont connu que ça. Maintenant, elles sont sorties de l’ombre et se trouvent de nouveau exclues en raison de leur ancienne activité,
relève Jouini.
Et d’ajouter : «Elles sortent des maisons closes en n’ayant ni repères, ni argent, ni aucun savoir-faire dans un autre domaine. Beaucoup d’entre elles ont de sérieux problèmes de santé liés au tabagisme, à l’alcoolisme et autres soucis psychologiques. Certaines sont rejetées par leurs familles parce qu’elles ne leurs ramènent plus de l’argent. Quant à l’Etat, qui prélevait des impôts sur leurs activités, il les a lâchées sans suivi».
Une fermeture suscitant des interrogations
Ces femmes, travaillant sous l’égide de l’Etat, soutiennent avoir été délaissées par les pouvoirs publics. «Nous avons eu une fois une aide financière de 200 dinars de la part d’une association puis plus rien. Personne ne nous a contactées pour savoir comment nous survivions depuis l’arrêt de notre activité», dénonce Rania. «Certains ont intérêt à ce qu’on ne reprenne plus le travail», lance-t-elle. Elle raconte le saccage des maisons closes de Sfax «au vu et au su de la police». La jeune femme trouve également suspect le pillage des maisons closes d’Abdallah Guech.
Selon la présidente de l’arrondissement municipal de la Médina de Tunis, la municipalité a été surprise par l’état des maisons closes.
On a découvert que les lieux ont été saccagés et abandonnés par leurs locataires.
Amel Meddeb, présidente de l’arrondissement municipal de la Médina de Tunis.
Elle évoque également l’état de délabrement et d’insalubrité des lieux nécessitant une concertation avec les riverains, le gouvernorat, les ministères concernés pour décider de leur futur usage. Pour Rania, «les maisons closes de Sfax et de Tunis ont été sciemment détériorées ». Elle y voit une tentative de certains riverains de s’en accaparer. Pourtant, aucune décision n’a été prise par les autorités publiques pour ordonner la fermeture définitive des maisons closes de Sfax.
Je suis allée à maintes reprises service du ministère de l’Intérieur dont nous dépendons pour en savoir plus. L’agent en charge de notre dossier m’a assuré qu’il n’a reçu aucune décision dans ce sens,
raconte Sana.
De son côté, le médecin municipal de la mairie de Sfax assure qu’il veillera à ce que les travailleuses du sexe reprennent leurs activités avec la fin de l’épidémie.
Entre-temps, certains s’activent pour convaincre ces femmes d’abandonner ce travail en contrepartie d’une somme d’argent et d’appui pour monter un projet, raconte Rania. Elle évoque une association, dont elle ignore le nom, qui les a contactées et a pu convaincre une dizaine de femmes de résilier leur autorisation d’exercer pour bénéficier des aides avant de se rétracter. «Ces femmes n’ont plus rien du coup», regrette-t-elle.
Ces « manœuvres » ne sont pas nouvelles, constate Wahid Ferchichi, professeur de droit et fondateur de l’Association de défense des libertés individuelles (ADLI), auteur d’une recherche sur les travailleuses du sexe en Tunisie.
Depuis 2011, elles étaient pourchassées par les salafistes. Certains sont parvenus à obtenir l’arrêt de travail de certaines femmes en échange d’une somme d’argent et du port du niqab. D’autres harcèlent les propriétaires des maisons pour qu’ils ne renouvellent pas leur bail avec elles. Le dernier procédé consiste à ne pas renouveler leur patente,
explique Ferchichi à Nawaat.
D’après Ferchichi, l’Etat contourne les procédés légaux en optant pour des méthodes «sournoises».
L’Etat aurait pu abroger la circulaire n°399 de 1977 du ministère de l’Intérieur organisant l’activité des travailleuses du sexe. Mais il ne l’a pas fait pour éviter de s’attirer les foudres des défenseurs de cette population.
Et de poursuivre : «En fermant les maisons closes, ces femmes n’ont pas arrêté pourtant de travailler. Elles exercent désormais dans la clandestinité».
Les aléas de la clandestinité
Cette clandestinité rime avec des dangers sur le plan sanitaire et sécuritaire. S’évaporant dans la nature, les pouvoirs publics perdent leur traçabilité qui permettait un suivi. «
Ces femmes ne bénéficient ainsi plus du suivi médical qui était une parade contre la montée des infections sexuellement transmissibles. Elles ne peuvent plus obliger un client à porter un préservatif. Elles le disent elles-mêmes. Si un client leur propose une grosse somme d’argent en contrepartie du non port de préservatif, elles abdiquent. Pour elles, la nécessité de gagner plus d’argent, d’entretenir leur foyer prime sur leur sécurité sanitaire,
regrette Aida Mokrani de l’ATL MST/Sida.
Et de souligner : «Il faut savoir que les chiffres officiels sur le nombre de personnes vivant avec le VIH ne sont pas représentatifs de la réalité. Ils sont à multiplier par six. Et les travailleurs (es) du sexe clandestins (es) constituent une population où les risques de transmission sont élevés».
Rania et Sana assurent qu’elles n’ont pas basculé dans la clandestinité mais racontent le sort de leurs copines amenées à le faire. «Il ne faut pas se mentir. Pour nourrir ses enfants, payer son loyer, etc, Certaines sont prêtes à faire ça. Elles n’ont pas le choix», lance Rania. Et de poursuivre :
Avant, on travaillait sous la protection de la police. On savait qu’on ne risquait rien. Nous étions suivies sur le plan médical. Tous ces avantages n’existent pas dans la clandestinité. Tu ne peux ni exiger du client le port du préservatif, ni t’assurer que tu rentreras saine et sauve chez toi.
Outre les menaces sanitaires et sécuritaires, ces travailleuses du sexe, qui œuvraient jadis sous l’œil de l’Etat, risquent d’être jetées en prison sous la clandestinité. «En vertu du Code pénal, elles peuvent être poursuivies pour incitation à la débauche et attentats aux mœurs et pour certaines, qui sont mariées, pour adultère», souligne Ferchichi. Identifiées par le ministère de l’Intérieur, ces femmes risquent, d’après lui, d’être «instrumentalisées par le pouvoir, en l’occurrence la police, qui a accès à leurs données personnelles».
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