Autant le dire illico presto, il n’y a pas de quoi vibrer à la lecture d’En pays assoiffé. On dira que c’est un roman pour jours ternes et humeur en berne. Intrigue longuement fruitée, ballotée entre un avant et un après, ce roman d’Emna Belhaj Yahia ratisse large, des années cinquante à la post-révolution du 14 janvier. C’est à l’écoute sage d’un petit chat, blotti sur ses genoux, que la narratrice Nojoum donne la note et réarrange la gamme du récit : celui, dit national, de quelques décennies de l’histoire de la Tunisie. La septuagénaire, issue de la petite bourgeoisie tunisoise, remue dans un passé ancré de longue mémoire, alors que le présent ne tardera pas à la secouer. Or, si l’on ne saurait faire grief à ce personnage témoin d’habiter tous les âges de la vie, son récit lâche rarement la bride à l’émotion manufacturée. Et pour le reste, en nous mettant dans la confidence des perplexités, c’est dans le purgatoire de ce récit national qu’elle loge la complexité de son vécu.

Il faut donc une petite histoire sous le coude, pour se mettre au service de la grande histoire. Sur ce fond, se greffe une galerie féminine, dont aucun des personnages ne se refuse à répondre à l’appel : de Beya la grand-mère à la tante Têja, et de la confidente Nejma à Kamilia et l’amie Zeynou, un tissu complexe se dessine. Prenant la parole mais pas toujours pour la rendre à qui de droit, la narratrice fait parfois se télescoper les figures. Matière à récit, ou plutôt à récitatif, sa réanimation du passé laisse se bousculer mœurs et saccades d’un pays en reconstruction. Entre les coups de patte au patriarcat et les caresses des aspirations, Belhaj Yahya s’empare en fait du récit national comme d’une savonnade de lavandière progressiste. Promenant son miroir au-dessus de l’histoire, on sent souvent la narratrice à l’aise avec l’introspection, de son émerveillement de petite fille aux côtés de sa mère, à la découverte des Lumières, alors jeune étudiante pleine de questions. Et de retour au bercail, la conscience d’adulte aura déroulé à pas vécus un ruban qui durerait des kilomètres. Mais face à une révolution qu’elle regarde lui dire bye-bye, En pays assoiffé ne tolère aucun déraillement à la déception qu’il programme.

Car il fallait en effet autre chose que la petite et la grande histoire. Il faut, pour faire exploser l’équilibre fragile, une menace qui plane. Alors on lit de plus près, tantôt s’approchant d’un trou noir, tantôt s’en éloignant en le balayant par autant de fondus au blanc. C’est, coiffé de majuscule, l’« Événement » qui vient promener le wagonnet du récit sur deux trajectoires parallèles, celle de Sandi’mech, le petit de Nejma, et celle de Saghroun qu’affectionne Kamilia. Et là, c’est l’élastique du récit qui se tend entre la désillusion et la déprise. Mais quand la romancière se prend à faire jouer le hasard, on aura alors droit aux croisements explosifs. Où ? Au musée du Bardo. Quand ? En 2016, au moment de l’attaque terroriste. Comment ? À travers un face-à-face entre Sandi devenu terroriste et Nojoum, accompagnée de ses deux petits enfants. Ouf. On se demandait bien de quoi il pouvait s’agir. Entre l’abattement, le vague à l’âme, le poids des regrets et le ressentiment, l’héroïne épouse une mécanique de la déception qui n’est guère plus ambitieuse. Aucune chaîne de raisons ne saura amortir le choc de l’événement. Au fil d’En pays assoiffé, on suit cette ligne rouge, tremblée mais ferme, entre l’avant et l’après.

Que fait donc Emna Belhaj Yahia ? Elle prend un événement pour couper l’histoire en deux, avec en laisse d’inlassables points d’interrogation. Et pour s’arranger avec le réel, elle jette entre les deux ères une passerelle fragile, trempée dans un vieux fonds de sauce bourgeoise où sévit un goût pour l’explication monocausale. Lire à rebours sa propre vie a quelque chose d’évident pour un protagoniste. Mais pousser des hauts cris exige de ne pas mêler les chagrins du vieil âge et les tourments d’un présent platement négocié. Plus attentive au temps qu’il fait dans l’épaisse soupe sociale des époques, qu’au temps qu’il faut pour faire évoluer les choses, Belhaj Yahia semble moins savoir qu’il y a un temps pour tout. A-t-on besoin d’un roman pour nous dire que tout n’a qu’un temps, et qu’il faut savoir le prendre ? Peut-être. Mais qu’il pèse le présent, sitôt vécu, et le consigne comme blessure de la grande histoire en écoutant What a wonderful world ? Pitié.