Le regard tourné vers le hors-champ, on dirait perdu. Peut-être là où se repèrent, quelque part au loin, des radeaux de fortune souvent en détresse. Là, dans le Sud de la Tunisie, l’horizon se fait décidément funèbre. Sur ce littoral qui serait un des tremplins vers leur paradis européen, la mer recrache des dizaines de vies. Entre les dépouilles de migrants noyés en Méditerranée, et la mort qui rôde dans cette zone franche, il n’est plus tout à fait question de sauver les fantômes des eaux. À une soixantaine de kilomètres des frontières libyennes, rien de ce terrain inculte ne semble avoir changé, hormis peut-être le peu de verdure qu’il en reste et un relief de sable et de pierres, blanchi par le soleil. Nous sommes en fait à Errouis, près de Zarzis, aux avant-postes du drame, à l’endroit d’un cimetière improvisé. Sans compassion facile, les images que tire Kamel Moussa de ce Cimetière des Inconnus ne parlent pas d’elles-mêmes ni, surtout, depuis nulle part.
Sans doute ces photos cultivent-elles un sens du témoignage, sans doute aussi se laissent-elles travailler par une volonté de faire taire le pathos lié aux drames de la migration. Que la figure du migrant, en bien des points hors-cadre, réinvestisse ici le cadre n’est certes pas nouveau. En revanche, ce que propose Moussa est là: à défaut d’une enquête, il y a un geste de proche en proche qui nous remet le nez dedans sans apposer de tampon. Geste qui porte le regard un peu plus loin, mais possède la proximité d’une main tendue vers l’autre : trace d’une attention et d’une écoute, il adopte un point de vue qui s’oriente vers moins de retrait et plus de frontalité. Or ici plus que dans Équilibre instable, si le point de vue rapporte, en gardant bien ouverts les yeux, il engage moins le récit à distance des événements. Pris entre la chronique aléatoire qui donne à voir ce qui reste des naufrages, et le retour sur des lieux de transit que l’on n’identifie pas à n’importe quel bout du monde, le geste de Moussa n’en reste pas moins d’ajuster le regard à la complexité d’un après, au temps nécessaire pour saisir et restituer ce qui, au-delà de l’actualité médiatique et des cartes géopolitiques, en constitue le nerf : des vies mutilées ou en suspens.
C’est qu’un autre geste se trouve à l’origine de ce geste : celui qu’engage Chamseddine Marzoug, originaire de la région, pour donner sépulture aux migrants subsahariens morts au large. En fait, cet ancien pêcheur s’active depuis longtemps à les enterrer dignement. C’est sur les ruines d’une ancienne décharge qu’il a érigé sa nécropole. Ces lieux interlopes, Moussa les pénètre avec un investissement distancié. Entre les vestiges enfoncées ici et là et les planches de bois qui s’y chevauchent, sans noms ni dates, les tombes numérotées avoisinent des objets et détritus qui jonchent le sol au point, parfois, qu’elles s’en distinguent à peine. Ici, gisent des migrants qu’un jour peut-être il sera possible d’identifier. Parmi les traces éparses collectées de leur passage furtif, comme des petits cailloux laissés derrière soi, vêtements et baskets entassés donnent les indices visibles de ceux, invisibles, que la mer a fini par rejeter sur le rivage. Peut-être est-ce rien pour un œil indifférent, mais c’est quelque chose pour le musée de fortune qui les accueille. Ces indices sont aussi autant de symptômes d’une crise, voire d’une tragédie. S’il dit autant la disparition que l’échec des politiques migratoires, ce parti pris métonymique chez Moussa nous met aussi face à notre capacité, en un lieu et temps donné, à détourner le regard.
Manière sans doute de rappeler que le geste documentaire, en se braquant sur les lieux et les traces de la crise migratoire, oscille entre deux imageries : l’humanitaire, avec sa rhétorique moralisatrice, et l’humaniste, sous ses tics consolateurs. Moins radical, Moussa ne contourne le risque de la première qu’en tenant à distance les glissements de la seconde. Mais là n’est pas la question. L’actualité des images, avec lui, change de sens : pas plus qu’il ne s’agit d’un point de vue compromis qui voit beaucoup mais dit si peu, il n’est ici question d’un regard qui se fait le support d’une relégation. La juste distance qu’il s’impose, l’engage sur les pas de Chemseddine qui, entre sa vie de famille, son activité de bénévole au Croissant rouge et ses petits boulots, s’efforce de placer ces rescapés du naufrage en des emplacements transitoires et, parfois, en collaboration avec la société civile. Le photographe, lui, se rapproche de ces gens pour contourner l’injonction d’invisibilité qui leur est faite, mais avec la précaution éthique de ne pas surexposer leurs vies suspendues ou amputées, ni d’en faire un théâtre de situations.
C’est vers ces altérités que Kamel Moussa tourne son objectif. Même si leur présence est tolérée sur le territoire, ces « déboutés » ne jouissent pas de statut officiel. Au centre d’urgence, abri second où tout se vit au tremblement près, ils sont condamnés à l’attente d’une hypothétique régularisation ou rapatriement. Longue, cette attente en rajoute à la fatigue du périple, à la détresse de l’exil que l’on sent dans l’affaissement d’un corps, dans l’épuisement d’un regard. Si elle ne les confine pas dans un espace mental en suspens, elle fragilise encore plus leur clandestinité, en les exposant aux possibilités de travail précaire. Le photographe capte sans tension, d’un œil orienté du dedans, cette tension silencieuse qui renforce leur double peine entre l’obligation de partir et l’impossibilité de rester. Leurs silhouettes anonymes et décaties sont là, saisies de face. Mais il ne s’agit pas de suggérer quoi que ce soit – avec ce que cela induit comme manière métaphorique de redoubler l’exclusion par une invisibilité au sein de la représentation elle-même. Bien au contraire, en montrant ces réfugiés Moussa restitue un visage à l’abandon. Sans assigner d’identité, il n’en fait pas pour autant un portrait de la clandestinité.
Ces inconnus ont un visage, et avant qu’il ne soit celui des survivants, il a en partage les traits tirés d’une humanité qui nous regarde. Faire appel au portrait en situation est une manière de les rendre plus près d’eux-mêmes, même si le cadre compose à hauteur d’homme, en plan moyen. Il n’en faut pas plus à Kamel Moussa pour compenser des solitudes, préserver une intimité, ou capter le moment d’un dîner au sol avec une torche allumée. Rien pourtant d’un œil froid, pas de scénarisation vraiment, mais des temps faibles et des corps qui s’imposent au singulier. Seuls, en couple ou en groupe, ils posent dans leurs provisoires lieux de vie, dans leur œuvre ou dans un paysage qui l’évoque. Voilà bien, peut-être, une façon de ramener dans l’espace du commun ces condamnées à l’invisibilité sociale et politique. Nous ne sommes plus face à des corps hors-travail ou hors-territoire, mais avec des corps qui, le temps d’une image, se construisent en sujets. Nous ne sommes plus devant des survivants sans alentours ni milieu, comme réduits à la généralité d’une espèce, mais avec des sujets qui s’en remettent à l’objectif comme ils s’en remettent parfois au ciel et qui, parfois aussi, prennent la posture pour reprendre figure. Blessés, oui. Et muets : visages couleur du temps, d’une voix inaudible qu’aucune prise n’éteint.
Car il en est des portraits comme des traces, et comme de tout le reste : tout dépend en fait de ce qu’ils rappellent. Ce sont, en même temps, les acteurs et témoins d’un périple où résonne en creux la perte. Ce sont des êtres de chair et de songes, arrêtés à l’aveu de l’incertitude et de l’échec des politiques du droit d’asile. S’il y a, dans le Cimetière des Inconnus, une matière fébrile, non exempte d’un certain pathos il est vrai, qui témoigne de cet échec qui pèse quand retombent les événements, il y a aussi de la proximité et pas mal de retenue dans le purgatoire que Kamel Moussa investit pour dévider le travail de la mort et montrer les contraintes d’un exil prolongé, d’une survie ajournée. À ces tranches de « vie nue », nul doute qu’aucune image, aussi fort soit son écho, ne saurait remédier par la seule grâce du visible. Mais peut-être seul le silence des images, en faisant sourdre l’avant dans l’après, pourrait alors suffire au témoignage. Dont acte.
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