Primé à la Semaine de la critique au Festival de Cannes en juillet 2021, ce film est programmé aux JCC, puis au Festival du film franco-arabe de Noisy-le-Sec le 19 novembre 2021. Mais si le réalisateur avoue avoir voulu créer un film perturbant, l’effet a dépassé ses attentes lors de sa première projection dans le monde arabe, dans le cadre de la compétition officielle du Festival du film d’El-Gouna qui a eu lieu du 14 au 22 octobre 2021.
Loin des récits standardisés, « Feathers » parle de la vie des gens simples et de leur pauvreté. Mais toute la grammaire filmique y est bouleversée, et les spectateurs du film, tout comme ses personnages, sont placés dans des situations inhabituelles, déroutantes. L’intrigue relève en effet du fantastique : le chef d’une famille se transforme accidentellement en poule, à la suite d’un tour de magie raté, lors de l’anniversaire de son fils de 4 ans. Sa femme, un personnage anxieux et effacé, lutte pour sa survie et celle de ses trois enfants. N’étant plus sous la férule du mari autoritaire, elle devient plus forte et indépendante.
Humour décalé et ambiance kafkaïenne
Les co-auteurs du scénario Ahmed Amer et Omar El-Zohairy n’ont pas donné de prénoms à leurs personnages, lesquels sont interprétés par des amateurs qui n’ont jamais joué dans un film auparavant. Demiana, dite « Oum Mario » (la mère de Mario) qui tient le premier rôle féminin est une femme au foyer, analphabète, originaire de Haute-Égypte. Sa fille est membre d’une troupe indépendante de théâtre appelée Panorama Barcha, dans un village de Minya. C’est par hasard que la mère a été choisie pour ce rôle.
Et pourtant, Oum Mario se fond dans la peau du personnage. Silencieuse, elle étouffe ses sentiments, chasse de son visage la moindre expression. Ses traits demeurent figés, mais son regard, triste, résigné et énigmatique en dit long. Elle vit dans le dénuement le plus total et ne cherche ni à séduire ni à émouvoir.
Lors du débat qui a suivi la projection du film à El-Gouna, le réalisateur s’est attardé sur ses choix esthétiques :
J’ai misé sur le jeu spontané des interprètes. J’aime l’aspect provisoire, le tournant imprévu que peut prendre l’œuvre en train de se faire. Elle m’emmène dans des zones inconnues ou peu explorées. Dès le départ, je me suis laissé guider par mon intuition, que ce soit dans le choix du sujet, du casting ou de la musique. J’ai fait appel à des chansons et des morceaux que j’aime, pour avoir un effet décalé et créer d’autres sens, d’autres liens.
Car le son et les dialogues du film ne suivent pas forcément l’image en tant qu’indice de l’action. Souvent, la musique accentue le côté absurde et l’ambiance kafkaïenne du film, ou bien provoque des situations d’humour noir. On retrouve en effet dans « Feathers » la même atmosphère sinistre et dérisoire, l’absurdité sans issue des œuvres de Franz Kafka qui est, sans surprise, un des écrivains préférés du réalisateur. À la sortie du film, les spectateurs se rendent compte qu’ils ont tous retenu les mêmes phrases et les mêmes situations rocambolesques. On se souvient ainsi du mari qui montre la fontaine en plastique très kitsch achetée pour décorer la maison à l’occasion de la fête d’anniversaire, et qui ne cesse de répéter : « Ça fait bonne impression, en même temps c’est chic ! ». Il y a aussi le magicien qui se dispute avec les invités en essayant de justifier la disparition de leur hôte devenu poule : « Le switch s’est déconnecté ! ». Ou encore l’expression qui se dessine sur le visage de cet ami de la famille tandis qu’il interprète une chanson d’amour dans une voiture cabossée, afin d’avouer ses sentiments à la femme de son ami — qui s’est transformée en poule à son tour.
Atteinte à l’image de l’Égypte
Ces effets humoristiques, tout comme les réactions des personnages sont d’une certaine manière très égyptiens. De fait, même lorsque le réalisateur insiste sur le fait que son intrigue est universelle et qu’il réfute tout cadre spatio-temporel, le spectateur égyptien ne peut que s’y identifier, ou du moins y reconnaît-il l’âme du pays. Or cette identification face à un film représentant plusieurs situations de pauvreté a suscité de vives réactions lors de sa première projection à El-Gouna. Tandis que certains spectateurs, choqués, ne supportaient pas de voir des personnes aussi pauvres maintenues dans des conditions humainement inacceptables, d’autres ont apprécié le langage cinématographique très particulier des auteurs, y voyant une parenté avec le cinema novo brésilien, inspiré du néoréalisme italien et de la Nouvelle Vague française.
Sociologiquement, si le pauvre dérange, c’est bien parce qu’il incarne la peur de ce qu’on pourrait devenir. Mais cette explication ne peut pas s’appliquer aux comédiens et réalisateurs célèbres qui ont quitté la salle peu de temps après le début de la projection. Ces derniers ont accusé le réalisateur de porter atteinte à l’image de l’Égypte, en montrant tant de laideur et de pauvreté. Un tableau qu’ils jugent d’autant plus mensonger que le régime actuel se vante d’avoir réussi à réduire le taux de pauvreté pour la première fois depuis 20 ans. Les derniers rapports de l’Agence centrale égyptienne pour la mobilisation publique et les statistiques sur la croissance économique et le développement humain affirment en effet que ce taux est désormais de 29,7% pour l’année 2019-2020, contre 32,5% en 2017-2018, grâce aux programmes étatiques visant à établir la justice sociale. Ces chiffres ont été repris en chœur par les médias égyptiens à la mi-octobre, soit au moment où démarrait le festival d’El-Gouna.
Dès lors, comment accepter qu’un film fasse le tour des festivals en affirmant que l’extrême pauvreté persiste en Égypte ! Une telle œuvre ne peut qu’avoir pour dessein de vouloir ternir l’image du pays à l’étranger, surtout qu’il est question d’une coproduction entre l’Égypte, la France, la Grèce et les Pays-Bas !
Résultat ? Une campagne médiatique bien orchestrée a été lancée afin d’empêcher la programmation du film dans les festivals internationaux et de ternir son succès commercial. Outre les plaintes portées contre le réalisateur, « Feathers » a ainsi été rendu accessible gratuitement sur différentes plateformes en ligne. Chaque fois que le lien du film est signalé et supprimé, il est rapidement remis en ligne sans que l’on sache qui est derrière ces manipulations.
Une esthétique de la pauvreté
Longtemps habitué aux héros et aux intrigues qui rappellent le modèle hollywoodien, le grand public égyptien peut avoir du mal à digérer la crudité et le réalisme brut de cette œuvre. On peut également comprendre qu’il ne puisse tolérer l’esthétique de la pauvreté. Pourtant, les murs sur lesquels s’attarde la caméra du réalisateur sont d’une grande éloquence. Ils expriment quantité d’émotions à ceux qui savent les décrypter. Les bâtiments usés par les années, le délabrement, ce jaune qui domine l’image, tout contribue à intensifier le sentiment d’anxiété.
Le spectateur suit les péripéties de l’épouse abandonnée à son sort, qui exerce plusieurs petits boulots dans des lieux sordides, comme un abattoir ou les toilettes d’un magasin d’équipements sanitaires… Le soir, elle donne à manger au mari-poule en semant des graines sur leur lit conjugal. La misère va crescendo. Et même lorsqu’elle parvient à retrouver le mari, ce dernier est réduit à une loque humaine. Elle le traîne, amnésique et muet, d’un hôpital à l’autre, panse ses blessures purulentes à domicile… Les images poignantes nous font partager sa détresse au point que la fin tragique du film apparaisse comme une issue tout à fait normale.
Néoréalisme italien, pas “néoliberalisme” !!!