Il est 9h du matin, le mercredi 18 novembre. Toutes les chaînes tunisiennes de télévisions privées proposent le même contenu : du télé-achat. Des parures de lit sur Telvza Tv, des robots ménagers sur Attessia, des ustensiles de cuisine sur Carthage+, des produits de beauté sur Hannibal. Des jeunes et jolies femmes sont mises en avant pour vanter les multiples qualités des produits. La chaîne El Hiwar Ettounsi sort du lot en proposant une émission culinaire. C’est une énième rediffusion du programme déjà passé le samedi 13 novembre en fin d’après-midi. Les deux chefs se démènent pour placer des produits publicitaires dans leurs recettes. Des produits exposés d’ores et déjà de manière ostentatoire sur le plan de travail. Finalement, la chaîne ne fait pas vraiment l’exception, demeurant dans la trame publicitaire. « C’est un Boumendil télévisuel », lance Mohamed Yassine Jlassi, président du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), à Nawaat, en allusion au souk informel.
La HAICA & la razzia du télé-achat
De son côté, la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) reconnait que ce télé-achat est devenu de plus en plus « flagrant ». C’est ce qu’indique Noujail Heni, responsable de l’unité de monitoring de l’instance de régulation à Nawaat. Cette autorité chargée de réguler le paysage audio-visuel se trouve constamment amenée à rappeler à l’ordre des chaînes privées qui transgressent la loi en matière de publicité.
En effet, dans ce grand marché télévisuel, il y a bel et bien une loi à respecter. Il s’agit de la décision de la HAICA datant du 15 février 2018 régissant le temps alloué à la publicité dans les chaînes tv. En vertu de cette règlementation, les chaînes ont le droit de proposer du télé-achat à des plages horaires bien précises, en l’occurrence de minuit à 11h du matin et de 14h à 16h. Le télé achat ne doit pas avoir lieu durant 3h à la file, ni dépasser la totalité de 8h pendant la journée.
Des règles que « la plupart » des chaînes respectent désormais pour se prémunir d’une amende de la HAICA, avance le responsable de l’unité de monitoring de l’instance. « Mais face au bénéfice généré par le télé-achat, certaines chaînes sont prêtes à faire fi de la loi quitte à payer une amende », explique le président du SNJT.
Pour Noujail Heni, cette orientation massive vers le télé-achat a été admise par la HAICA afin de garantir des ressources financières aux chaînes et contribuer ainsi à leur pérennité. Il soulève toutefois un bémol d’ordre juridique. « La prédominance du télé-achat change la nature de ces chaînes. Elles se spécialisent en la matière, ce qui requiert un cahier des charges spécifique, et non celui en vigueur ».
De plus en plus de pub clandestines
Si la décision de la HAICA de février 2018 a comblé le vide juridique en matière de télé-achat, il y a bien un cadre juridique concernant la publicité télévisuelle depuis mars 2014. Il s’agit du cahier des charges dont le chapitre 5 est consacré aux obligations relatives à la publicité. Or aucun de ces textes règlementaires n’a pu freiner les invasives publicités clandestines. Qualifiées ainsi, leur particularité est que le placement des produits et marques à promouvoir se fait sans annonce préalable aux téléspectateurs. Et ce, contrairement aux dispositions de l’article 50 des cahiers des charges : « La distinction entre les messages publicitaires et le reste des programmes doit être clairement établie. Il faut annoncer clairement le début et la fin de la pause publicitaire ».
Par exemple, dans l’émission « El Matinale » sur Attessia, la plupart des invités viennent promouvoir des produits. L’animatrice elle-même s’y attèle pour plébisciter un service de livraison. Sur la même chaîne, à l’émission « Rendez-vous 9 », entre une analyse de l’actualité brûlante à Regueb et le taux de contamination au Covid-19, l’animatrice Malek Baccari consacre une rubrique de promotion à une chaîne d’hypermarchés.
Le placement publicitaire est sans bornes, au sens propre comme au figuré. Noujail Heni relève, en effet, que certains passages publicitaires ne sont même pas annoncés. La règle des jingles soulignant leur début et leur fin n’est pas toujours de mise.
Dans certains cas, la publicité est outrancière, notamment dans des émissions de cuisine, conçues spécialement pour le placement des produits. Là aussi, Heni alerte : « il ne faut surtout pas qu’on y incite les téléspectateurs à acheter tel ou tel produit », précise le représentant de l’unité du monitoring. Ce n’est manifestement pas le cas de l’émission culinaire « Mella Chef » animée par Mayssa Ferchichi sur El Hiwar Ettounsi. La voici à louer notamment la qualité d’une marque de papier essuie-tout. Même scénario dans l’émission « Malla Kidz » animée par Peeka sur la même chaîne. Ses invités, des enfants, sont devenus partie prenante dans des campagnes publicitaires, tantôt pour un éditeur de livres, tantôt pour une marque de lait aromatisé ou encore du chocolat en poudre. Pourtant, Noujail Heni est catégorique : « il est interdit d’instrumentaliser les enfants pour faire de la publicité sauf pour les produits propres à leur âges et qui sont bénéfiques pour eux à l’instar des couches pour bébé ou encore le lait ». Le fondant chocolat gorgé de sucre que Peeka avait présenté aux enfants ne semble pas très nutritif, le lait aromatisé conçu avec des additifs alimentaires non plus. Le responsable de l’unité de monitoring admet que les lois régissant la publicité dans les médias sont « anachroniques » face à l’inventivité des chaînes tv en la matière.
Règne du divertissement
Une inventivité bornée à la publicité. Pour le reste, les chaînes tv se ressemblent trop. Les mêmes têtes, les mêmes concepts d’émissions dans la quasi-totalité des chaînes, les mêmes rubriques. Le modèle-type, c’est un animateur entouré de chroniqueurs, des sketchs et des micros-trottoirs. Cette année, le mercato des animateurs a fait qu’on a un Samir El Wafi qui passe d’Attessia à Carthage+. De même pour Lotfi Abdelli. Ce va-et-vient entre les chaînes tv englobe aussi les chroniqueurs. « Ceci pose un vrai problème de pluralisme dans les médias. Qu’est-ce qui différencie Attessia d’El Hiwar Etounssi ou de Carthage+ par exemple », s’interroge Mohamed Yassine Jlassi. Et de poursuivre : « On ignore toujours la ligne éditoriale de ces chaînes, à supposer qu’elles en aient vraiment une ».
Noujail Heni rétorque en soulignant que dans les licences d’exploitation, chaque chaîne présente ses propres pourcentages dédiés aux différents contenus entre divertissement, politique, social, etc. Si les pourcentages divergent, l’orientation générale est néanmoins la même. « Ce sont des chaînes généralistes », constate le représentant de la Haica. Un constat déploré par Mohamed Yassine Jlassi. « Le rôle de la HAICA, c’est aussi promouvoir une réelle diversité télévisuelle avec des chaînes spécialisées ou une vraie pluralité sur les plateaux tv afin que tous les Tunisiens puissent se reconnaitre dans les contenus proposés », estime-t-il.
Pour le représentant du SNJT, la pluralité ne se limite pas au nombre mais doit englober les thématiques et les personnes mises en avant dans les médias : « les télés actuelles, c’est un entre soi composé des mêmes personnes. A quel point la Tunisie profonde est représenté ou encore des catégories de populations comme les LGBT par exemple », s’exclame-t-il. Pour le président du SNJT, les télés ne jouent plus leur rôle. « Leur mission est d’informer, cultiver et divertir. Or, c’est le divertissement qui prime », regrette-t-il.
Des thématiques aussi graves que celle des travailleuses du sexe ou de la migration clandestine sont commentées et prises à la légère par des chroniqueurs « dépourvus d’un background leur permettant de donner leur avis sur des sujets aussi sérieux », s’indigne Jlassi. L’ignorance est devenue est un sujet amusant faisant ricaner chroniqueurs et public sur les plateaux tv. «On banalise l’inculture, on la normalise à la télé et par ricochet dans la société », s’emporte le président du SNJT.
Ce modèle télévisuel existe bel et bien sous d’autres cieux. En atteste l’émission française « Touche pas à mon poste (TPMP) » de Cyril Hanouna par exemple, diffusée sur C8. Mais l’offre générale est variée. « Il faut savoir que TPMP qu’on érige comme modèle représente la télé-poubelle en France », renchérit Jlassi. Le représentant de la Haica explique, quant à lui, la prépondérance du divertissement par la recherche de solutions de facilité. «Ces émissions n’exigent pas vraiment une préparation méticuleuse », dit-il. Comme pour le télé-achat, elles meublent des grilles de programmation improvisées et quasiment vides.
En effet, tout au long de la journée, les chaînes tv jonglent entre télé-achat et rediffusion d’émissions ou de feuilletons. On est presque à la mi-saison et les chaînes annoncent toujours des émissions à venir, dont on décèle vaguement le contenu.
Alors que la HAICA est amenée à contrôler le degré de respect par les chaînes tv des pourcentages alloués aux différents contenus médiatiques dès septembre, elle se trouve à ce jour sans visibilité sur l’ensemble des grilles de certaines chaînes. Mais Noujail Heni se montre rassuré « ces chaînes tv nous ont informés qu’il y aura des retard dans la programmation. Ce retard est dû entre autres aux chamboulements politiques récents », explique-t-il. Et dans l’attente d’un positionnement politique clair, en lien avec des lignes éditoriales revendiquées, les chaînes tv privées se calent sur le divertissement truffé jusqu’à l’overdose de publicité.
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