Ce jour du 10 décembre le soleil de Gaafour brillait de mille feux sur toute la Tunisie. Dans ce froid matinal de Guerra[1] saisonnière, il réchauffait les cœurs et pansait les blessures laissées par tant d’années de justice déniée.
Une scène surréaliste s’offrait à nos regards incrédules : une imposante escorte policière ouvrait le cortège de jeunes et de moins jeunes venus de Gaafour et d’ailleurs, conduits par le maire, venus déposer une plaque commémorative inaugurant le nouveau site de mémoire de la ville, le Musée contre la torture installé dans les locaux de l’ancien commissariat de police, là où, un certain 8 mai 1987, Nabil Barakati décédait sous les coups de ses tortionnaires. Des majorettes précédaient le cortège au rythme de «Oh when the saints, go marching in», le traditionnel chant funèbre folk de New Orleans.
« Préserver la mémoire pour garantir la non répétition », lisait-on sur cette énorme plaque de marbre d’un mètre et demi qui énonçait les recommandations du rapport de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) en matière de préservation de la mémoire. Les murs de l’ancien poste de police qui vont abriter le musée étaient recouverts de graffitis illustrant l’abomination de la torture, dessinés par de jeunes artistes de la ville.
Cette cérémonie de commémoration qui transformait un lieu de torture en musée contre l’oubli est sans conteste l’un des jalons les plus révolutionnaires posés depuis 2011. Il va imprégner les mentalités et contribuer à diffuser une culture des droits humains, non pas par le verbe, mais en inscrivant dans le marbre la lutte contre la torture.
En rupture avec les agents de l’ordre qui protégeaient la cérémonie, trois anciens policiers- probablement à la retraite – se tenaient à l’écart, exprimant à qui voulait les entendre l’inanité d’une telle cérémonie « Gaafour a davantage besoin qu’on parle de pauvreté que de torture » grommelaient-ils. Il faut reconnaitre que le spectacle avait tout pour choquer certains anciens tortionnaires, ces «militants de l’Etat[2]» qui se cachent derrière le paravent des «ordres reçus» pour accomplir l’innommable. Ils font face aujourd’hui à des procès dans les chambres spécialisées en justice transitionnelle : au Kef, celui des assassins de Nabil Barakati est dans son étape finale.
La justice transitionnelle- que certains voudraient enterrer –reprend tout son sens et sa mesure dans ce combat que mène la société civile pour assurer une transition vers une démocratie respectueuse de l’humain qui réconcilie l’Etat avec le citoyen.
Le combat conduit depuis des décennies par l’universitaire Ridha Barakati, frère du martyr, est venu à bout du défi : Associer la société civile et les autorités régionales et locales dans un acte commémoratif préservant la dignité du citoyen, avec l’appui du Haut-commissariat des droits de l’homme. Cela constitue un miracle reflétant les changements très peu perceptibles mais à l’œuvre dans notre société.
Gaafour, sous l’impulsion de l’association «Nabil Barakati, Martyr de la liberté», a écrit une page de l’histoire de la Tunisie ce vendredi 10 décembre 2021.
Notes
[1] Froid rigoureux dans le calendrier agricole amazigh
[2] Comme s’est défini l’un d’entre eux, un certain «Chakif», sur le plateau d’El HiwarEttounsi en 2016 dans une tentative de banaliser la torture.
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