Le caractère liberticide de ce projet d’amendement du décret-loi n°88 de 2011 régissant les associations se résume en trois points : pouvoir discrétionnaire considérable de l’administration sur la création des associations, suppression de la gradation des sanctions et conditionnement des financements étrangers par l’obtention d’un document écrit de la CTAF.
Edicté par la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, le décret-loi 88, actuellement en vigueur, constitue un des piliers de la nouvelle ère démocratique post-révolution. Adopté lors de la phase transitoire, il est supposé être remplacé par une loi organique après la phase constitutive. Mais suite à l’adoption de la Constitution de 2014, aucun projet de loi n’est parvenu du gouvernement au parlement.
«Depuis 2016, il y a eu plusieurs tentatives étatiques de le réformer. Mais à chaque fois, on a eu vent de ces intentions et on parvenait à un accord tendant à préserver le statu quo. On œuvrait à perfectionner l’application du décret par l’élaboration d’autres lois complémentaires portant sur le financement public, le système des fondations, etc», nous confie Amine Ghali, directeur des programmes au Centre Al Kawakibi pour la transition démocratique (KADEM).
Mais cette fois-ci, les ONG sont écartées du processus de réforme engagé par la présidence du gouvernement. «Ce projet de loi fait table rase des précédents accords avec la présidence du gouvernement», s’indigne Ghali. Ce draft a fuité des arcanes des ministères pour parvenir à quelques associations. Actuellement, ces ministères sont appelés par la présidence du gouvernement à donner leur avis sur ce projet de loi avant son adoption. «Dans le processus législatif actuel, ce projet ne sera pas soumis au parlement, ni débattu. Sans cette fuite, il aurait pu être adopté en catimini», regrette Ghali, à la tête du groupe de travail sur l’espace civique rassemblant des dizaines d’ONG. D’après lui, ce projet de loi a été non seulement élaboré sans concertation avec les ONG, mais aussi en dehors de la direction générale des relations avec la société civile à la présidence du gouvernement.
Prévalence de l’approche liberticide
Outre les vices relatifs au processus d’élaboration de la nouvelle loi, on y relève des velléités liberticides sous-jacentes. Parmi les points problématiques, figurent les modalités de création d’une association. Dans le décret-loi 88, la constitution des associations est régie par le régime de déclaration.
L’article 10 du projet de loi donne à la direction générale des associations, rattachée à la présidence du gouvernement, la possibilité de rejeter la création d’une association en cas d’irrespect par cette dernière des dispositions des articles 3, 4 et 10 dudit décret. Il s’agit de principes généraux sur l’engagement de l’association à s’interdire l’incitation à la violence ou encore le respect de l’Etat de droit, etc. «Or, ceci est absurde. Les associations sont tenues d’emblée de se conformer à ces règles. La marge d’appréciation très large donnée aux autorités vise à verrouiller leur création», relève Amine Ghali.
Le directeur du Kadem évoque également la suppression de la gradation des sanctions pour les associations suspectées d’avoir enfreint la loi. Celles-ci risquent, en vertu de l’article 45 du décret-loi 88, un avertissement du secrétaire général du gouvernement, puis une suspension de ses activités et au final, la possibilité d’intenter un recours contre la décision de suspension devant la justice. Avec le projet de loi actuel, la sanction est directe. «Beaucoup d’associations n’auront pas les moyens de contester la décision gouvernementale devant la justice, ce qui signifie leur dissolution de facto», constate Ghali.
Autre mesure contraignante : la nécessité d’obtenir un document écrit de la Commission tunisienne des analyses financières (CTAF) relevant de la Banque Centrale pour chaque financement reçu de l’étranger. Et ce, selon l’article 38 du draft fuité.
Il est aussi noté que les associations exercent leurs droits à se réunir, de manifester, etc, mais en assortissant ces droits par la formule «s’ils ne sont pas en contradiction avec les circulaires en application». Par le biais de cette condition ambigüe, le nouveau projet de loi confère aux autorités un pouvoir discrétionnaire considérable pour brider les actions des associations, regrette Ghali. Il dénonce également l’érosion des droits politiques des membres d’une association. En vertu de l’article 4 de ce projet, ces derniers se trouveraient interdits de participer à des élections à moins d’avoir quitté l’action associative depuis 3 années.
Le populisme du président de la République
Ces nouvelles barrières encerclant le travail associatif s’inscrivent dans une rhétorique «populiste mettant dans le même sac toutes les associations», conteste le représentant du Kadem. Ce discours est ressassé par Kais Saied depuis la campagne électorale de 2019. Dans une interview accordée à Al Charaa El Magharibi, il évoquait son intention d’interdire le financement international des associations tunisiennes et accusait les organismes étrangers finançant la société civile tunisienne d’ingérence. Ce discours dénote d’« une perception simpliste des relations internationales », lance Amine Ghali.
Il relève également que le financement étranger ne concerne pas uniquement la société civile mais tous les domaines, y compris les institutions de l’Etat. Pour lui, ce discours est illégitime d’autant plus que l’Etat ne présente pas d’autres alternatives de financement. « Le financement public piétine, englouti par les paperasses administratives et il demeure trop maigre », note-t-il.
En Tunisie, le Centre d’information, de formation d’études et de documentation sur les associations (IFEDA) dénombre 24.216 associations. Parmi elles, on compte 1.815 à vocation scientifique, 216 féminines, 3.047 sportives, 4.795 culturelles, 2.698 sociales, 209 associations étrangères… etc.
L’abrogation de la loi de 1959, émettant un système d’autorisation, a constitué une aubaine pour le lancement de nombreuses initiatives citoyennes. Elles ne dépassaient pas les 10 mille en 2011. Amine Ghali tient toutefois à nuancer ce tableau. Parmi les plus de 24 mille associations enregistrées, environ 5 mille seulement sont actives. Ce tissu associatif est en deçà des standards internationaux. En effet, on compte une association pour 500 personnes en Tunisie. Dans les pays démocratiques, ce nombre est entre 200 à 300.
Dans de nombreux domaines, les associations se substituent à l’Etat pour combler ses insuffisances. C’est le cas, à titre d’exemple, de la prise en charge des enfants abandonnés. Contacté par Nawaat, Nizar Fares, coordinateur général du réseau Amen Enfance, parle « d’une sorte de délégation de service » de l’Etat aux associations travaillant dans ce domaine.
En contrepartie, ces associations n’ont droit qu’à des miettes de la part de l’Etat pour subventionner leurs projets. «Avec une subvention du ministère des Affaires sociales de 50 mille dinars depuis 2015, soit 1% de notre budget, on a été amenés à réduire nos effectifs et le nombre d’enfants à prendre en charge. Par exemple, dans notre village de Siliana, sur les 12 maisons, 8 seulement sont ouvertes. Idem à Gammarth», a déclaré Fethi Maaoui, directeur national de SOS Villages d’Enfants, à Nawaat.
Le remède pour pérenniser leurs services est le recours aux dons émanant, entre autres, de l’étranger. En dénigrant tout financement étranger, le président Saied s’attaque à l’un des piliers du financement associatif sans proposer d’alternatives. «L’Etat est incapable d’octroyer un financement public et quand bien même il en serait capable, le népotisme régnerait», met en garde Amine Ghali. Et de poursuivre : « cette frange de la société civile se substituant à l’Etat est encensée. Mais l’autre partie, potentiellement critique à l’égard de l’Etat ou participant aux débats publics, est diabolisée».
Dérives associatives
Le représentant du Kadem admet toutefois l’existence de violations des lois par certaines associations. Des dépassements minoritaires qui ont entaché le colossal travail effectué par les organisations de la société civile. La collusion entre travail associatif et politique politicienne s’est illustrée surtout lors des dernières élections législatives et présidentielles avec les cas frappants de 3ich Tounsi d’Olfa Terras Rambourg ainsi que Qalb Tounes et Khalil Tounes de Nabil Karoui.
Certaines associations ont aussi été incriminées pour leur implication dans le terrorisme «mais elles demeurent marginales», estime Amine Ghali. Parmi les entités mises en cause pour terrorisme par la Commission nationale de lutte contre le terrorisme, trois seulement sont des associations. Il a évoqué par ailleurs le travail accompli en collaboration entre la société civile et la Banque centrale pour lutter contre le financement du terrorisme. Depuis, la Tunisie a été retirée de la liste noire du Groupe d’action financière (GAFI) sur les pays luttant contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
Cependant, des lacunes persistent, reconnait Amine Ghali. Mais elles sont relatives à la mise en application du décret-loi 88. «Ce n’est pas la loi qui est à blâmer mais les mécanismes de son application. Comme dans de nombreux domaines, certains profitent de la défaillance du contrôle gouvernemental. Sachant que pour le travail associatif, il y a tout un arsenal juridique qui s’applique, outre le décret-loi 88 », dit-il. D’après lui, c’est aux autorités de faire correctement leur travail. «En Tunisie, on a tendance à fuir les problèmes en changeant les lois au lieu de s’atteler à les appliquer convenablement», ajoute-t-il. Cette fuite en avant est d’autant plus périlleuse qu’elle s’inscrit dans la ligne du projet présidentiel malmenant les corps intermédiaires. «Aujourd’hui, il s’attaque à la justice, aux ONG. Demain, ça sera les médias et autres», conclut Ghali.
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