Le projet de réforme du décret-loi relatif aux associations fait polémique. Activistes et juristes alertent sur sa dangerosité. Dans ce contexte, l’association tunisienne de droit constitutionnel (ATDC) et l’association tunisienne des sciences administratives (ATSA) ont organisé, le 10 mai, une journée dédiée à l’examen de ce projet.
Genèse du cadre légal actuel
Présent à cette journée de débat, le professeur de droit public à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis et l’un des artisans du décret-loi 88 portant sur les associations, Slim Laghmani, est revenu sur la genèse dudit décret. Pour lui, ce texte représente une rupture avec l’ordre ancien qui a prévalu depuis 1959, en l’occurrence la première loi régissant la liberté associative du 7 novembre 1959. « Cette loi posait les jalons des textes anticonstitutionnels qui allaient suivre », constate-t-il.
Le décret-loi 88 a vu le jour dans le sillage de l’ère post-11 janvier quand « il y avait un consensus visant à rompre avec le régime de Ben Ali et à s’acheminer vers la liberté ». C’est cet esprit qui a guidé l’élaboration de ce texte. Et il n’est plus de mise ces derniers temps. « On est à une ère de stigmatisation des libertés et des droits humains », regrette-t-il.
Consacrée par l’article 35 de la Constitution, la liberté d’association ne peut être amendée que sous certaines conditions conformément à l’article 49 du texte constitutionnel, souligne Laghmani. Ainsi, la loi fixant les modalités de l’exercice de la liberté d’association ne devrait pas porter atteinte à son essence. Les moyens de contrôle devraient être imposés, en vertu de l’article 49, par « la nécessité que demande un État civil démocratique et pour protéger les droits des tiers ou pour des raisons de sécurité publique, de défense nationale, de santé publique ou de morale publique et avec le respect de la proportionnalité et de la nécessité de ces contrôles ». Ledit article prévoit le contrôle des instances judiciaires afin de prémunir cette liberté de toute violation. Ces garanties seront bafouées par le projet de réforme fuité.
L’administration aux commandes
La liberté d’association sera, conformément à ce projet, tributaire du pouvoir discrétionnaire de l’administration, et ce, dès l’examen des modalités de création des associations. Ces dernières seront soumises à l’appréciation d’une future direction des associations, rattachée à la Présidence du gouvernement.
En apparence, ce projet consacre un régime de notification mais il s’agit d’un mécanisme d’approbation tacite de l’administration,
explique le spécialiste en droit public Amine Thabet.
La création d’une association sera conditionnée par l’intervention de l’administration. Dans l’actuel décret-loi 88, une association est légalement formée dès l’envoi de la déclaration de constitution au secrétariat général du gouvernement. Le projet de loi rétablit le système de l’autorisation préalable de l’administration pour le lancement d’une association. Ainsi, l’article 10 fournit à l’administration le pouvoir de refuser la création d’une association. Tandis qu’actuellement, toute association peut être facilement constituée. L’administration peut saisir par la suite la justice en constatant des violations graves de la loi.
L’article 12 du projet ajoute également que l’existence légale d’une association devrait être conditionnée par la publication de l’annonce de création au Journal officiel de la république tunisienne (JORT). Cette publication n’est pas systématique. Plusieurs associations ont relevé des retards importants dépassant les délais légaux pour la publication dans le JORT.
Ceci empêche de facto la création d’une association,
relève Nouha Chaouachi, professeur de droit public à la FSJPST et présidente de l’association des sciences administratives.
Le projet, loin de remédier à cette lacune, impose une autre paperasse. Pour publier l’annonce de création de leur association au JORT, les fondateurs devront désormais présenter une copie des statuts signés par l’administration. Actuellement, on ne leur réclame qu’une présentation de l’accusé de réception de la demande de création.
Il s’agit clairement d’un passage du système de notification à un système d’autorisation masquée permettant à l’administration de refuser la demande de création d’une association,
renchérit professeure Chaouachi.
Elle cite d’ailleurs le cas de l’association bahá’íe en Tunisie, à qui l’administration avait refusé de publier la déclaration de formation malgré une décision en leur faveur par le tribunal administratif.
La décision de refus de l’administration risque d’être abusive puisqu’elle peut se baser sur des critères aussi vagues et ambigus comme celui de l’éventuelle menace représentée par une association visant « l’unité de l’État ou son régime républicain et démocratique », souligne la présidente de l’ATSA. Un tel prétexte avait servi auparavant à la suspension des activités de l’association Shams, ajoute-t-elle.
Confusions et ambiguités
Reste que la décision de refus de l’administration devrait être motivée. Un recours juridictionnel est possible. Cependant, les motivations de refus de l’administration pourraient se fonder sur aussi bien des manquements formels que sur les violations de principes généraux. Cette confusion est préjudiciable pour les fondateurs d’une association car elle met dans le même panier des infractions n’ayant pas le même degré de gravité et ne méritant pas la même sanction, alerte Amine Thabet.
Toutefois, les fondateurs d’une association peuvent contester la décision de l’administration auprès du tribunal administratif. Mais les délais pour statuer dans une affaire devant le tribunal administratif sont assez longs, ce qui revient à brider de facto la création d’une association. Une requête en référé comme procédure d’urgence est plus adéquate dans ce cas, plaide Thabet.
En fait, il s’agit donc d’une procédure d’enregistrement et non de notification dépourvue des garanties nécessaires, et fastidieuses parce qu’il y a une liste très longe de documents exigés,
explique Thabet.
En effet, de multiples pièces sont réclamées pour pouvoir former une association telle qu’un contrat de location d’un local ou une carte de séjour de pas moins de trois mois pour les étrangers. Les exigences sont encore plus lourdes lorsqu’une association décide de créer une filiale ou de se joindre à un réseau associatif.
Activités associatives accablées
Sur le fond, les activités des associations seront aussi restreintes en vertu de ce projet. Il dispose, en effet, que les objectifs et les activités d’une association ne doivent pas « relever des compétences des organismes publics » ou être « soumises à un régime juridique spécial qui sort du champ d’application du décret-loi ». Dans les faits, l’administration pourrait, à titre d’exemple, refuser à une association d’agir dans le domaine de protection des données personnelles ou de l’accès à l’information, au motif que des instances nationales travaillent déjà dans ces domaines, a contesté Chaouachi.
En outre, les publications d’une association doivent, en vertu de ce projet, répondre aux exigences d’« intégrité », de « professionnalisme » et respecter les « règles juridiques et scientifiques ». Autant d’expressions floues susceptibles de servir de prétexte à des interprétations abusives pour entraver les activités d’une organisation. Celles-ci, comme le droit de manifester, de tenir un congrès, etc, sont contournées également par la nécessité de respecter les circulaires en vigueur. Cette exigence ouvre la voie à un contrôle arbitraire de l’administration sur les associations, met en garde Chaouachi.
Pour autant, ce contrôle administratif existe d’ores et déjà notamment concernant le financement des associations. En effet, depuis 2018, ces dernières sont régies par la loi relative au Registre national des entreprises. Critiquée par une frange de la société civile du fait des complications et des dépassements dans son application, cette mesure a été alourdie. Actuellement, seules les associations ayant une recette annuelle de plus de 100 mille dinars sont amenées à désigner un commissaire aux comptes. Conformément à ce projet, même les associations ayant une recette dépassant les 20 mille dinars seront obligées de le faire. Cette nouvelle mesure n’est pas adaptée à la taille des associations et impliquerait des charges financières démesurées pour les petites structures, a indiqué Thabet.
En outre, l’article 35 du projet interdit aux associations d’accepter des aides étrangères, dons ou donations non autorisés par la Commission tunisienne d’analyses financières (CTAF), relevant de la Banque centrale de Tunisie. Cette commission est chargée de donner un avis conforme et préalable à tout financement étranger venant aussi bien d’un gouvernement que d’une fondation ou d’une association. Sauf que l’octroi d’une telle autorisation n’est soumis à aucun délai. Le projet de loi ne mentionne pas la nécessité de motiver le refus d’autorisation, et ne fait pas état d’éventuelles voies de recours, relève Thabet. Ainsi le refus de financement revient à accabler les activités des associations et leur survie surtout en absence d’un financement étatique, renchérit-il.
L’existence même des associations peut être ainsi menacée. Outre la dissolution volontaire ou judiciaire d’une association, le projet inclut la dissolution automatique par l’administration.
Il y a une rupture claire avec la vision libérale du décret-loi 88. On rompt désormais avec le principe de gradation des sanctions pour donner à l’administration le pouvoir d’arrêter l’activité d’une association sans recourir à la suspension provisoire, prévue actuellement,
regrette Chaouachi.
D’autant plus que la décision de dissolution est tributaire de l’appréciation de l’administration et ne prévoit pas de distinction entre les infractions graves et les infractions mineures pouvant la motiver. « C’est une procédure radicale et expéditive », assène Thabet.
Pour le spécialiste de droit public, ce projet crée plusieurs organes de contrôle sans préciser leurs compétences, ni leurs mandats et leurs objectifs. Parfois, sans même préciser la raison d’un tel contrôle, dénonce-t-il. Une carte blanche est ainsi donnée à l’administration pour museler la liberté d’association et faire taire par ricochet une société civile devenue force de contestation et de proposition.
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