Ihsane El Kadi. Crédit: Radio M

Le 7 juin 2022, le directeur des médias indépendants Radio M et Maghreb émergent, Ihsane El Kadi, a été condamné en première instance à six mois de prison ferme et à une amende de 50.000 dinars algériens (1050 dinars tunisiens). Le juge n’ayant pas émis de mandat de dépôt, le journaliste demeure libre. La justice lui reproche la publication en mars 2021 d’un article appelant à inclure le parti islamiste Rachad dans le Hirak, le mouvement de contestation qui a chassé du pouvoir l’ancien président Abdelaziz Bouteflika. Partant de l’inscription de Rachad sur la liste des organisations terroristes, bien que postérieure à l’article incriminé, le ministre de la Communication porte plainte contre El Kadi. Les chefs d’accusations retenus sont la « diffusion de fausses informations à même de porter atteinte à l’unité nationale », la «perturbations des élections » et la « réouverture du dossier de la tragédie nationale ». L’intéressé compte faire appel du verdict.

Le cas El Kadi est loin d’être unique. Contacté par Nawaat, le représentant de Reporters Sans Frontières (RSF) en Afrique du Nord, Khaled Drareni, indique que trois journalistes sont actuellement en prison en Algérie. En outre, une quinzaine de professionnels de la presse sont sous le coup de procédures judicaires, parfois assorties d’une interdiction de voyager. « Il existe aujourd’hui une chape de plomb et une épée de Damoclès sur la tête des journalistes qui les empêche d’exercer leur profession », regrette Drareni, qui a passé près de deux ans en détention. Arrêté le 7 mars 2020 pour sa couverture du Hirak, il a été poursuivi pour « incitation à attroupement non armé et atteinte à l’intégrité du territoire national ». Condamné en première instance à trois ans de réclusion, il a été libéré en février 2021 après une large campagne de solidarité internationale. Deux procès en appel ont ramené sa peine à deux ans ferme puis six mois de prison avec sursis. Il s’est à nouveau pourvu en cassation et la Cour suprême a ordonné la tenue d’un nouveau procès.

Bien que l’article 54 de la Constitution algérienne interdise toute peine privative de liberté pour les délits de presse, les autorités font preuve d’ingéniosité pour contourner la Loi fondamentale. Khaled Drareni rappelle le cas emblématique de Rabeh Karèche. Ce journaliste a été poursuivi pour avoir partagé sur Facebook son propre article écrit dans le quotidien Liberté. La justice ne pouvant l’incarcérer pour son papier, elle lui a reproché « la diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux ».

Outre les journalistes, la menace vise également leurs établissements. Trois médias sont particulièrement dans le collimateur des autorités : Radio M et les journaux francophones El Watan et Liberté. On leur reproche d’accorder trop d’espace d’expression à l’opposition. Khaled Drareni se désole qu’après 30 ans d’existence, Liberté, qu’il qualifie de « monument de la presse algérienne », ait disparu. Son principal actionnaire, le milliardaire Issad Rebrab, a décidé de le liquider, officiellement pour des considérations économiques. El Watan risque de connaître le même sort. Faute de publicités publiques et privées, sa santé économique est particulièrement fragile. Enfin, Khaled Drareni rappelle la délicate situation de Radio M. dont l’une des journalistes, Kenza Khatto, a été condamnée à de la prison avec sursis pour un reportage avant d’être acquittée.

Le principal bailleur de fonds de la station est en détention préventive, les autorités l’accusant d’avoir commis des délits financiers. Des chefs d’accusations vagues comme « l’atteinte à l’intérêt national » ou « l’utilisation de moyens technologiques afin de mobiliser des personnes contre l’autorité de l’Etat » permettent d’asseoir cette chape de plomb.

Ces attaques répétées contre la liberté d’expression ont eu pour conséquence un recul dans le classement mondial établi par RSF. Entre 2015 et 2021, l’Algérie a ainsi perdu 27 places selon les critères établis par l’ONG. En 2022, le pays a regagné 12 places mais Reporters sans frontières estime que « le paysage médiatique n’a jamais été aussi détérioré », déplorant les pressions pesant sur les médias indépendants.

Pour le chercheur en géopolitique Adlene Mohammedi, il existe une volonté de criminaliser les opinions divergentes et dissidentes à travers des chefs d’inculpation improbables. Contacté par Nawaat, il estime qu’il s’agit d’enterrer le Hirak ou de le circonscrire à l’opposition au cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika et plus généralement à son clan (‘Issaba, bande mafieuse). Or évoquer un clan supposément écarté permet de ne pas parler du système politique dans son ensemble. Selon le chercheur, « c’est ce système qui est corrompu et que les Algériens ont combattu dans le cadre du Hirak, pas un “clan” précis et un mandat seulement ». Par ailleurs, Mohammedi regrette que la pandémie ait ralenti le Hirak, notant que la terreur judiciaire du régime en place empêche sa reprise.

Trois ans après le déclenchement du Hirak, les attaques des autorités contre les journalistes et médias indépendants ont pour objectif de maintenir « le système » en créant un climat de peur. Mais Adlene Mohammedi estime que cette méthode est contreproductive. Ces procédés sont selon lui susceptibles  de nourrir le ressentiment aggravé par la crise sociale et politique. Pour le chercheur, cela pourrait aboutir à un « raz-de-marée populaire » qui prendrait tout le monde par surprise comme en février 2019.